samedi 1 septembre 2007

TRIOMPHE DE LA HAUTE FIDELITE...

"Les goûts et les couleurs, cela ne se discute pas". Dicton connu et d'ailleurs tellement péremptoire que je n'avais pu, jadis, m'empêcher de découper dans mon journal, le texte ci-dessous ; texte pas tendre, en effet, pour des dizaines de milliers de braves gens ayant, bien sûr, parmi tant de "droits de l'homme" (de plus en plus nombreux et variés)...celui d'assimiler le bruit à de la musique :



« Une statistique commerciale m’apprend qu’on a vendu, l’an dernier, en Belgique, soixante-deux mille « chaînes haute fidélité », ce qui est, paraît-il,
un record en ce domaine. Eh oui, les Belges s’enchaînent de plus en plus aux chaînes de la haute fidélité. Ne croyez pas, dans votre candeur naïve, que cette
haute fidélité caténaire concerne les chaînes de l’hymen. Non : la fidélité conjugale n’a pas fait plus de progrès l’an dernier que la fidélité sentimentale,
la fidélité religieuse, la fidélité politique et la fidélité patriotique. C’est-à-dire
fort peu. Les soixante-deux mille chaînes en question ne concernent que la
fidélité acoustique. Eh oui : le phonographe et le gramophone de nos pères
ont fait de prodigieux progrès : grâce à l’électronique et la sophistication des circuits et des baffles, vous pouvez actuellement entendre un concerto de
Tchaïkovsky comme si vous vous trouviez au milieu de l’orchestre, entre les
violoncellles, les cors et les tambours, avec la jouissance supplémentaire de
percevoir stéréotiquement les cuivres à gauche, les cordes à droite, les bois
devant, les timbales derrière, et les reniflements du chef au milieu.
C’est admirable. De même, grâce à la haute fidélité, vous pouvez entendre glapir Dalida comme si elle était dans vos bras, gémir France Gall comme si
elle se pâmait sous vos caresses voluptueuses, beugler Johnny Halliday
comme s’il avait répandu sur lui l’huile bouillante de votre casserole à frites,
ahaner Dick Stony comme s’il faisait du punching ball dans votre chambre,
et croire que vous êtes dans le confessionnal popo de Michel Sardou où il vous avoue, de bouche à oreille, qu’il n’aurait jamais cru que sa mère ait pu faire
un enfant. Grâce enfin à cette haute et tonitruante fidélité, vous savourerez toute l’intelligence des paroles chantées par ce Sardou, et par les Enrico
Macias, Claude François, Mireille Mathieu, Sheila, Ringo, Alain Chamfort,
Sylvie Vartan, Françoise Hardy et tant d’autres, du genre « Moi je suis tang-
tango » ou « Pour pas qu’on ait l’air con » ou « Ferme ta gueule à la récré ».

Ah oui ! Il était nécessaire et urgent que les plus ingénieux savants du monde
inventassent cette pharamineuse « haute fidélité » afin que les grands
poètes beuglants de notre époque tintamarresque puissent se faire entendre
en force et en stéréophonie totale dans tous les appartements modernes où
la chaîne « hi-fi » peut victorieusement couvrir le bruit du lave-vaisselle.
Soixante-deux mille nouvelles chaînes haute fidélité vendues l’an dernier
en Belgique, en pleine récession économique : vous voyez bien que nous sommes un peuple de mélomanes !
J.d’O . « .


( source : Journal « Le Monde du Travail » Liège, du 18 juin 1975 ).