La retraite des armées allemandes se poursuivait; surtout de nuit, pour parer aux attaques aériennes dont la menace et la fréquence augmentaient dans la mesure où la progression des Américains rapprochait les aérodromes et raccourcissait les missions des avions de chasse (Mustang, Thunderbolt, Lightning, etc.).
Des rumeurs circulaient que les Américains étaient à Liège ! On entendait bien quelques détonations dans cette direction, mais comment savoir ?
Cette nuit-là, une colonne blindée allemande montant de Dison, nous tira, mes parents et moi, de notre premier sommeil, si tant est qu'on puisse désigner ainsi le repos empli d'inquiétude qu'on connaissait depuis des semaines.
En effet, la colonne s'était arrêtée, et les classiques vociférations des gradés avaient succédé au rugissement des moteurs et au grincement des chenilles des tanks.
L'un de ceux-ci, un gigantesque "Kônigstiger" de 7O tonnes, orgueil du peuple allemand, était la cause de tout ce remue-ménage: à travers quelques bribes de conversation perçues par ma mère, il s'avérait qu'une panne empêchait le tank d'avancer...
Cette nuit-là, c'était celle du jeudi 7 au vendredi 8 septembre l944. Quand le jour se leva, notre situation était en voie de devenir bientôt dramatique: morceau de choix pour l'aviation de chasse américaine, l'énorme char d'assaut allemand demeurait donc immobilisé tout contre la bordure du trottoir, en plein devant notre maison (rue de Battice à Petit-Rechain), et toutes les tentatives de le remettre en marche restaient vaines; immanquablement, il n'allait pas tarder à être pulvérisé par le "feu du ciel"...et nous avec lui . Alors, on résolut de faire la seule chose utile: partir. Mon père promit de nous rejoindre sous peu, et c'est donc avec ma mère que, sans pratiquement rien emporter, je gagnai Verviers en tram, pour trouver le gîte et le couvert chez mon grand frère Jojo, y demeurant rue des Minières. Papa arriva dans le courant de l'avant-midi, apportant la nouvelle que "le tank" n'avait pas bougé mais qu'il semblait n'avoir pas encore été repéré par la chasse américaine. On décida néanmoins d'encore profiter un peu de la sécurité relative qu'offrait la ville. Et puis, dans un sentiment mêlant l'ennui, l'inquiétude, l'incertitude, l'impatience, l'énervement, l'espérance, on attendait "quelque chose"...sans savoir très bien quoi. Sans deviner, en tout cas, que des temps nouveaux, une journée mémorable, étaient si proches.
Rentrant de son travail (chauffeur de locomotive au Chemin de fer), Jojo raconta ce qu'il savait: les Américains approchaient de Liège, disait-on. Une réalité concrète: le canon tonnait, de plus en plus fort, de plus en plus près. On s'organisa pour la nuit. Mon frère et ma belle-soeur offrirent leur lit à Papa et Maman. A trois, on se répartit les fauteuils, des coussins, des couvertures; pour une nuit blanche, interminable, parsemée de lueurs, d'échos lointains, de détonations, d'inquiétude et de fols espoirs. Le matin, des rumeurs locales prédisaient l'arrivée imminente des Américains. Heureuses gens qui "savaient" ! Mais par qui ? Comment ? N'est-elle pas absurde, ma témérité, de prétendre évoquer, faire revivre pour les générations futures (s'il s'en trouve...), trente-cinq ans après, des moments pareils !?? On était le samedi 9 septembre l944; j'avais l5 ans et 7 mois. Il me tardait de descendre en ville, au centre, pour y prendre "l'atmosphère". Mais, provisoirement, chacun se bornait à tromper son énervement en passant de la salle à manger au balcon, du balcon à la salle à manger, de la salle à manger au balcon. Dans l'immeuble juste en face, un vieil homme, Adrien HOUGET, P.D.G. et ex-officier, faisait de même; mais en plus, il repassait inlassablement sur un vieux phonographe attiré près de la fenêtre ouverte, la "Marche des Chasseurs Ardennais", son ex-régiment, criait-il. De temps en temps, braquant vers le Nord des jumelles qui me faisaient envie, il communiquait à la cantonnade qu'il voyait quelque chose du côté de Manaihant. Mais quoi ? Jojo avait réussi, difficilement d'ailleurs, à convaincre mes parents de rester encore un peu à Verviers. On sentait qu'il allait se passer quelque chose, et ce n'était pas le moment de prendre des risques inutiles... Il y avait bien toujours ce fameux "Königstiger" dont on ne savait toujours pas s'il avait enfin repris sa progression vers le Grand Reich; mais en regard, il y avait aussi la perspective...de retrouver la maison, soit pulvérisée, soit mise au pillage comme en l94O . N'y tenant plus, je décidai de partir aux nouvelles, et je dévalai la rue des Minières. Le canon tonnait dans la direction de Liège. Parvenu sur la place de la Victoire, je fus frappé de voir de très nombreux passants qui semblaient y circuler à la fois avec et sans but précis... Il était près de l4 heures à l'horloge de la gare centrale que j'apercevais déjà. Mais l'heure n'était plus aux méditations...
Tout à coup, une immense clameur s'éleva, et, tel un aimant agglutinant la limaille de fer, elle précipita au centre de la chaussée, tout ce que le quartier comptait d'avides badauds: "Les A-mé-ri-cains !". A cinquante mètres de moi, deux vagues humaines concentriques, jaillies des trottoirs, stoppaient net, submergeaient, coinçaient comme dans une nasse,juste en regard du confortable abri vitré à la disposition des usagers du tram, "quelque chose" qui avait surgi de la rue d'Ensival: un minuscule véhicule kaki, d'aspect bizarre, flanqué de plusieurs soldats, en kaki eux aussi. "Ils" étaient là ! Le coeur bondissant d'émotion, je me contentai de cette furtive vision: à quoi bon, d'ailleurs, insister pour tenter d'en voir davantage, puisque... je me trouvais ballotté, soulevé, au lOe, au 2Oe rang peut-être !!! Aussi vite que je pus, je courus annoncer la nouvelle rue des Minières, et presqu'aussitôt, je repris, avec mes parents, le chemin du retour vers Petit-Rechain.
Les Allemands avaient déguerpi, "Kônigstiger" compris; la maison était intacte et le village grouillait de troupes et de véhicules américains. Depuis plusieurs jours, le temps n'avait pas cessé d'être radieux, avec un beau ciel pur et une température très douce. L'allégresse semblait générale, sans laisser percer l'angoisse étreignant tous ceux qui, en ces heures étoilées, attendaient l'hypothétique retour d'un prisonnier de guerre, d'un déporté, peut-être d'un prisonnier politique promis au poteau d'exécution. On voyait circuler de nombreux hommes du village, revêtus d'une combinaison en jute, coiffés d'un bérêt sombre, et porteurs d'un brassard aux couleurs belges ; c’étaient des membres de la Résistance.
Ma curiosité retrouvait à présent de gigantesques possibilités, et, avec mon camarade Laurent BREMEN, dont les parents exploitaient un cabaret à l'angle des rues Dewez et de Dison, je pus m'approcher vraiment de plusieurs soldats américains ayant...le cognac pour objectif militaire immédiat. Parmi eux, à la fois des blancs et...des autres, à la peau allant du beige très clair au brun très foncé. Ma surprise fut d'entendre un de nos libérateurs s'exprimer en français correct mais avec un accent bizarre: c'était un gars originaire de la Louisiane, qui donnait ainsi une leçon d'Histoire appliquée. Face à ces hommes (je les jugeais ainsi, bien que beaucoup n'eussent que l8 ans à peine) dont on était avides de savoir plus, chacun y allait de sa petite tentative de s'exprimer en anglais, ou en quelque chose y ressemblant. Hélas, cette langue était, à l'époque, fort peu connue, très peu étudiée. En ce qui me concerne, j'en avais abordé les premiers rudiments sur les bancs de l'Athénée royal de Verviers, à peine quelques mois plus tôt; d'abord peu enthousiaste pour ce langage que je jugeais étrange, à l'article défini quasi imprononçable (!), la soif de le connaître ne m'était venue qu'avec le débarquement en Normandie; de toute façon beaucoup trop tard pour en avoir acquis une habitude utile à ces journées fastes qu'il m'était donné de vivre. Toute ma vie, j'allais conserver le sentiment amer d'avoir "manqué le coche" en me trouvant, le 9 septembre l944, incapable de nouer un dialogue privilégié avec le monde anglo-saxon: dans une langue que je n'ai, depuis lors, cessé d'aimer, et de pratiquer avec délectation...
La bataille continuait, le canon tonnait vers l'Allemagne, un hallucinant charroi américain roulait vers l'Est. J’étais persuadé que la paix éternelle accompagnerait toute ma vie. Illusions de gosse..!
dimanche 17 juin 2007
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