dimanche 17 juin 2007

Un soldat allemand me vole mon vélo !

Fin août l944, je possédais, depuis quelques mois, un vélo (une bicyclette, comme disait ma grand'mère...) fort convenable que mon père avait acheté d'occasion. Il était solide, et son cadre émaillé noir à filets dorés avait un aspect neuf. Mieux, grâce aux multiples informations en tous genres que l'on recueillait en ces temps troublés, on avait réussi à le doter de deux pneus "rechapés", c'est-à-dire parfaitement regarnis de gomme, luxe considérable pour l'époque. C'est avec cet engin dont j'étais très satisfait que, au moins deux fois par semaine, j'effectuais ma corvée "lait". Il s'agissait d'aller chercher trois litres du précieux liquide à la ferme Franquet, située en lieu-dit "Trou du Chat", à Bruyères-Battice.

Ce jour-là, 4 septembre l944, alors que je débouchais de la ruelle du "Trou du Chat" sur la route de Bruyères, main gauche au guidon de ma bécane, cruche dans la main droite, l'esprit parfaitement tranquille, je tombai pile sur une troupe allemande cheminant sans doute aussi, comme tant d'autres,...aus Paris. Certains soldats marchaient, d'autres chevauchaient un vélo bardé d'équipements militaires et d'objets hétéroclites. Je n'eus d'ailleurs guère le loisir d'observer longuement la scène: montant un vélo (manifestement civil...) dont les deux pneus étaient plats, un soldat Boche quitta son groupe et fondit littéralement sur moi ! Et avant même d'avoir réalisé ce qui m'arrivait, casque, masque à gaz, besace, garnissaient déjà ma chère bicyclette dont le bon état avait assurément attiré l'attention du soldat venant de laisser choir dans le fossé de la route, la bécane l’ayant amené jusque là. Et je questionnai prudemment celui qui déjà s’éloignait sur ma propre machine : "Ich darf dieses nehmen ?". (dans cette conjoncture pourtant plutôt émotionnelle, ma passion des langues m'avait, d'une manière quasi instinctive et sans qu'une seconde de réflexion m'eut été nécessaire, fait prononcer cette phrase linguistiquement parfaite !). "Ja !" me lança le soldat ennemi, cependant que ses camarades s'esclaffaient du bon tour qu'il m'avait joué. A coup sûr, je devais en tirer une, de tête; sous le coup de la surprise, je demeurai de longues minutes sans réaction...puis je me mis à examiner mon vélo de remplacement. C'était une vieille machine usée, rouillée, néanmoins pourvue d'un "dérailleur",...lequel dérailleur déraillait sans doute plus souvent que ne le souhaitait l'utilisateur. Je l'enfourchai, histoire de me rendre compte; tout grinçait, tout gémissait, et je sautai aussitôt à bas puisque, pneus crevés, il m'était impossible de rouler ainsi jusqu'à Petit-Rechain. Du coin de la ferme Dellicour, où je stationnais, je voyais la troupe allemande disparaître derrière un coude de la route, dans la côte à l'entrée du hameau de Manaihant; je gage que de là, elle allait piquer droit sur le "Grand Reich", par les ruelles et le village de Chaineux, et le chaussée de Henri-Chapelle.
Je me remis en route, à pied cette fois, car on devine qu'encombré d'une cruche, ce n'était guère commode de conduire à la main, un vélo cahotant "sur les jantes". C'est donc avec un retard notable, et toujours..."lu cawe è cou" que j'atteignis Petit-Rechain. Légitimement inquiet puisque la chaussée de Battice continuait d'écouler presque sans arrêt le reflux des armées allemandes, mon père s'avançait à ma rencontre, au lieu-dit "Pont d'Arcole" (près du château d'eau). "Qu'est-ce qu'il y a ?" me cria-t-il de loin, surpris de me trouver marchant et l'air bizarre. "Les Allemands m'ont volé mon vélo !"
Le lendemain, je m'en fus à la mairie, afin de déposer plainte pour vol, auprès du garde champêtre Walthère Derouaux. Au moyen de la plaque provinciale de la bécane, ce dernier n'eut aucune peine à en identifier le légitime propriétaire ; c'était un habitant de Soumagne (!) qui, aussitôt prévenu, vint récupérer son bien et me gratifia d'un billet de lOO francs. Ce qui ne me consolait d'ailleurs pas de la perte de mon beau vélo...

Aucun commentaire: