Je crois bien que jusqu'à la fin de ma vie, je m'exalterai, tel un gosse, au souvenir de ce grand bombardier américain, produit des usines "Boeing", dénommé "Forteresse volante", ou, plus simplement, "B.l7".
Tel un gosse: parce que j'étais encore un enfant lorsqu'apparut dans "mon ciel", en escadrilles toujours plus nombreuses, ce grand oiseau d'aluminium aux formes si caractéristiques, qui allait - juste retour des choses - porter la mort au peuple allemand.
Le vrombissement des "Forteresses volantes" avait pour moi et pour tant de compatriotes, quelque chose de menaçant et de rassurant tout à la fois, quelque chose de vraiment grandiose, quelque chose de tellement familier que mes oreilles en conservent à jamais le souvenir précis. Ce ronron induisait un immense espoir parmi les populations plongées dans la longue nuit de l'occupation allemande.
Trente-cinq ans allaient passer avant que j'apprisse, non sans quelque déception, que les raids anglo-américains sur l'Allemagne n'entamèrent pratiquement pas le potentiel militaire de l'ennemi, mais, au contraire, exacerbèrent encore davantage sa propension criminelle naturelle et sa volonté de vaincre !
Au plus fort des raids écrasant leurs usines, ces crapules parvenaient, en effet, à augmenter leur production de matériel de guerre ! Dans le même temps, les escadrilles de "Forteresses volantes" subissaient des pertes effroyables, du fait de la défense antiaérienne et de la chasse allemandes.
En fin de compte, c'étaient donc essentiellement les Armées soviétiques, qui, par de titanesques batailles terrestres livrées "chaque jour que Dieu fit", épuisaient jusqu'à merci la bête allemande...
Mais revenons à ces "Forteresses volantes" qui m'ont tant ému...et ont tellement marqué ma jeunesse. Surtout les quelques (trop rares) fois où, précédées du mugissement des sirènes de la ville de Verviers, elles me valurent la joie toute personnelle et difficilement dissimulée, d'échapper au cours - abhorré - de mathématiques de l'Athénée de Verviers (dans la mauvaise humeur du professeur Victor Depaire, on se bousculait alors jusque dans les caves-abris). Avec la fuite des mois, les "attractions" que nous apportait la guerre aérienne se multipliaient.
La journée du l7 août l943 occupe pourtant une place toute spéciale dans mes souvenirs (on verra plus loin qu'elle fut écrite, en lettres de sang, dans les souvenirs de pas mal d'autres humains).
Le l7 août l943: une belle et chaude journée d'un été beau et chaud comme fut chacun des étés de la guerre. Le l7 août l943: un jour où, de l'aube à la nuit, le ciel s'emplit de centaines et de centaines de "Forteresses volantes" volant d'Ouest en Est, puis d'Est en Ouest, tous azimuts en fait, dans un grondement quasi ininterrompu faisant trembler le sol, vibrer les vitres, battre les coeurs; dans les aboiements rageurs de la "Flak" allemande, le crépitement proche ou lointain des mitrailleuses, le miaulement sinistre des grands avions blessés à mort, quittant leur formation pour toujours en libérant de longues traînées de fumée noire et les blanches corolles de parachutes. Quelle époque ! Le nez en l'air, inquiets et satisfaits en même temps, on constatait: "Qu'est-ce que les Boches vont encore encaisser, aujourd'hui !!!". C'était vrai...et c'était faux, ainsi que je l'ai noté ci-avant, mais, dans la mesure où c'était vrai, j'y trouvais quelque consolation aux difficultés du temps: n'étaient-ce pas ces mêmes Boches, qui, en sus de tous leurs crimes, me valaient d'être dramatiquement privé de chocolat et de sardines à l’huile, m'imposaient tant de déplacements à vélo dans toute la région, à la recherche de pain, de beurre, de lard, de pommes de terre, de lait; de "maquée" même (n.b.: ceci pour ma mère !) ? Déplacements qui, depuis une quinzaine de jours, étaient tombés intégralement dans mes attributions, en raison du mariage de mon frère, le 22 juillet, et de celui de ma soeur, le 3l. Dix-sept août l943: dans la haute atmosphère, les traînées de condensation produites par les puissants moteurs des "Forteresses volantes" striaient l'azur d'un ciel d'une extrême pureté. Souvent, j'ai pensé par la suite à tous ces hommes là-haut - des gamins encore, pour la plupart - assumant des responsabilités écrasantes, un boulot hors du commun; endurant (outre le froid !) mille angoisses pires que La Mort qui était leur destin majeur. Dix-sept août l943: j'étais en vacances scolaires et je passais cette journée, avec mes petits camarades, sur notre terrain de jeux traditionnel qu'était, à Petit-Rechain, la rue Bonvoisin, à l'époque - cela va sans dire - débarrassée de toute circulation automobile. Dans ladite rue habitaient Antoine Clairdent et son épouse, braves ouvriers sans enfants; ce jour-là, ils accueillaient une fois de plus, sans doute pour lui prodiguer quelques gâteries, leur petite nièce Solange, demeurant à Verviers, dans le quartier de Hodimont. Solange était une petite brunette fort avenante qui paraissait d'ailleurs bien consciente, ce jour-là, que, dans un environnement plein de périls, si mon coeur battait plus fort, c'était surtout à cause d'elle... Pour sûr, j'étais amoureux de Solange ! Eternellement, son souvenir restera lié à mes quatorze ans et demi, au l7 août l943, et donc au fait de guerre dont la relation suit.
Dix-sept août l943: à peine arrivée chez son oncle, Solange s'empressait de sortir pour partager les jeux des gosses du coin. On jouait le plus souvent "à la puce", "à la cachette", ou "aux métiers muets". En fin d'après-midi, j'étais rentré à la maison pour exécuter - de mauvais gré, assurément (!) - quelque corvée, sinon pour manger un brin. Alors que traversant notre courette pour retrouver au plus tôt mes jeux et... mon délicieux émoi, je levai le nez au crépitement d'une mitrailleuse. A la verticale de la cour, une "Forteresse volante", tout étincelante sur fond de ciel bleu, se traînait d'Est en Ouest, moteurs gauches en flammes et dégageant une intense fumée noire; deux parachutes se déployaient à proximité. L'avion perdait très rapidement de l'altitude, de sorte que, plongeant en virage vers le Sud dans un long rugissement, il ne tarda pas à sortir du champ de vision embrassé par mes yeux stupéfaits. Jamais encore, il ne m'avait été donné de voir un "B.l7" volant à une aussi faible altitude. Tous les témoins furent d'avis que celui-ci était touché à mort, mais ce fut seulement deux heures plus tard que des précisions nous parvinrent; par un groupe de gosses rentrant de la plaine de jeux de Lambermont...
Il faut savoir que durant la guerre, divers groupements locaux s'employaient à apporter un "dérivatif" aux citoyens, contre la misère et les restrictions multiples de l'époque. Depuis le début des vacances scolaires, l'un de ces groupements (d'obédience catholique, évidemment, comme l'Administration communale de Petit-Rechain...) rassemblait les jeunes garçons et filles du village, chaque matin, pour aller passer la journée à la susdite plaine de jeux de Lambermont (l'aller let le retour s'effectuant, bien entendu, à pied...). D'emblée séduit par la formule, mon enthousiasme n'avait pourtant pas résisté plus de trois jours à l'obligation de chanter, chemin faisant, des chansons absurdes; à l'obligation de participer, quasi sans trève ni repos, à des jeux de groupe; le tout dans le plus parfait style "scout" qui, je ne sais pourquoi, eut toujours le don de m'agacer ! Tout cela ayant - last but not least - l'impardonnable résultat d'augmenter encore mon appétit déjà peu compatible avec la détresse alimentaire du temps... J'avais donc cessé de participer.
Ainsi, n'étaient tous mes griefs personnels, j'aurais connu, moi aussi, ce l7 août l943, en même temps que mes camarades, la peur panique de voir un énorme avion désemparé, raser en gémissant le sol de la plaine de jeux "Ozanam", puis, vaincu, aller s'abattre sur les dépendances de la Brasserie "Le Coq d'Or" à Wegnez ! Et à l'encontre de la frayeur rétrospective de nombreux parents rechaintois, le sentiment d'avoir, quant à moi, manqué un spectacle de choix (une "Forteresse volante" de très près !), me laissait, à vrai dire, une certaine amertume. Frustration ô combien injuste dont j'étais, hélas, seul responsable....
La "plaie" allait brusquement se rouvrir 37 années plus tard, presque jour pour jour. Alors que, flânant au rayon "librairie" du "Bon Marché" à Liège, mon regard tomba sur un gros livre dont la "jaquette" s'ornait de la photo...d'une "Forteresse volante"; sous le titre prometteur "Forteresses sur l'Europe", par Roger Anthoine. Mon sang ne fit qu'un tour, pour se figer presque, quand, sur la première page, outre le titre susdit, je lus: "l7 août l943" !!!
De ce livre extraordinaire retraçant avec une minutie et une précision extrêmes, la mission des "Forteresses volantes" dans le ciel européen au cours de cette mémorable journée, j'ai voulu retranscrire, ci-après, la page 2l5, laquelle complète et précise mon propre récit:
"A quelques kilomètres de là, Mc.Keegan inspecte le vert terrain qui monte vers lui... Des forêts, des ravins boisés, de rouges usines; rares sont les endroits propices à un atterrissage de fortune... Dans cette populeuse région, mille yeux le suivent. Ceux d'Hendrick Clément et Jean Bérens, par exemple, qui creusent des tranchées près des filatures de Welkenraedt. Les deux hommes voient la "Forteresse" de Mc.Keegan passer de l'état de traînard à celui de victime... Vers Membach où, dans une clairière toute fraîche, deux sentinelles allemandes surveillent les restes de la "Forteresse" de Mason tombée ce matin, Mc.Keegan déclenche la sonnerie de détresse... Des trappes et des hommes tombent dans la culbute salvatrice... A Dolhain, en plein village, Mme Bragard accueille le radio James Prehart...sur son toit. Descendu de son perchoir, l'Américain attendra les Allemands, attablé dans la cuisine de son admiratrice... A Bilstain, l'abbé Grosset se trouve aussi sur la trajectoire de "Smiling Thru" ("Sourire quand même"): il hérite du bombardier Baxter Harris qu'il tentera vainement de soustraire à la curiosité allemande... La "Forteresse" vole encore 25 secondes. Assez pour qu'en sortent les pilotes, trop peu pour vérifier si les postes les plus exposés, la queue et la balle, sont effectivement désertés... Mc.Keegan et son co-pilote abandonnent l'avion au Nord de Verviers. Immédiatement, les deux moteurs droits, valides, tirent le "B.l7" à gauche en virage serré. Il frôle les hauteurs de Lambermont, glisse vers Wegnez en contrebas... Là, "Sourire" fracasse les dépendances de la Brasserie du Coq d'Or à l6 heures 28. Nicolas Loop, le garde champêtre, arrive le premier sur place. Occupé à planter des poireaux, il a été distrait de cette utile occupation par un tir de mitrailleuses. Il n'est ainsi pas exclu de croire que le tireur de queue, Robert Mc.Lain, répondait ainsi à un toujours présent "Focke-Wulf". L'incendie de la brasserie éteint, Loop aidera à extraire son corps du poste arrière broyé... Dix jours après l'écrasement, lorsqu'on achèvera de déblayer les ruines de la "Forteresse", on découvrira un second cadavre: le mitrailleur ventral...".
Ne me demandez pas pourquoi moi, qui me déplaçais tant et loin, je n'ai pas pédalé alors jusqu'à Wegnez: je me le suis moi-même demandé maintes fois. Sans jamais trouver la réponse...
dimanche 17 juin 2007
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