dimanche 9 décembre 2007

Libération de Verviers




Tout à coup, une immense clameur s'éleva, et, tel un aimant agglutinant la limaille de fer, elle précipita au centre de la chaussée, tout ce que le quartier comptait d'avides badauds: "Les A-mé-ri-cains !".

samedi 1 septembre 2007

TRIOMPHE DE LA HAUTE FIDELITE...

"Les goûts et les couleurs, cela ne se discute pas". Dicton connu et d'ailleurs tellement péremptoire que je n'avais pu, jadis, m'empêcher de découper dans mon journal, le texte ci-dessous ; texte pas tendre, en effet, pour des dizaines de milliers de braves gens ayant, bien sûr, parmi tant de "droits de l'homme" (de plus en plus nombreux et variés)...celui d'assimiler le bruit à de la musique :



« Une statistique commerciale m’apprend qu’on a vendu, l’an dernier, en Belgique, soixante-deux mille « chaînes haute fidélité », ce qui est, paraît-il,
un record en ce domaine. Eh oui, les Belges s’enchaînent de plus en plus aux chaînes de la haute fidélité. Ne croyez pas, dans votre candeur naïve, que cette
haute fidélité caténaire concerne les chaînes de l’hymen. Non : la fidélité conjugale n’a pas fait plus de progrès l’an dernier que la fidélité sentimentale,
la fidélité religieuse, la fidélité politique et la fidélité patriotique. C’est-à-dire
fort peu. Les soixante-deux mille chaînes en question ne concernent que la
fidélité acoustique. Eh oui : le phonographe et le gramophone de nos pères
ont fait de prodigieux progrès : grâce à l’électronique et la sophistication des circuits et des baffles, vous pouvez actuellement entendre un concerto de
Tchaïkovsky comme si vous vous trouviez au milieu de l’orchestre, entre les
violoncellles, les cors et les tambours, avec la jouissance supplémentaire de
percevoir stéréotiquement les cuivres à gauche, les cordes à droite, les bois
devant, les timbales derrière, et les reniflements du chef au milieu.
C’est admirable. De même, grâce à la haute fidélité, vous pouvez entendre glapir Dalida comme si elle était dans vos bras, gémir France Gall comme si
elle se pâmait sous vos caresses voluptueuses, beugler Johnny Halliday
comme s’il avait répandu sur lui l’huile bouillante de votre casserole à frites,
ahaner Dick Stony comme s’il faisait du punching ball dans votre chambre,
et croire que vous êtes dans le confessionnal popo de Michel Sardou où il vous avoue, de bouche à oreille, qu’il n’aurait jamais cru que sa mère ait pu faire
un enfant. Grâce enfin à cette haute et tonitruante fidélité, vous savourerez toute l’intelligence des paroles chantées par ce Sardou, et par les Enrico
Macias, Claude François, Mireille Mathieu, Sheila, Ringo, Alain Chamfort,
Sylvie Vartan, Françoise Hardy et tant d’autres, du genre « Moi je suis tang-
tango » ou « Pour pas qu’on ait l’air con » ou « Ferme ta gueule à la récré ».

Ah oui ! Il était nécessaire et urgent que les plus ingénieux savants du monde
inventassent cette pharamineuse « haute fidélité » afin que les grands
poètes beuglants de notre époque tintamarresque puissent se faire entendre
en force et en stéréophonie totale dans tous les appartements modernes où
la chaîne « hi-fi » peut victorieusement couvrir le bruit du lave-vaisselle.
Soixante-deux mille nouvelles chaînes haute fidélité vendues l’an dernier
en Belgique, en pleine récession économique : vous voyez bien que nous sommes un peuple de mélomanes !
J.d’O . « .


( source : Journal « Le Monde du Travail » Liège, du 18 juin 1975 ).

samedi 18 août 2007

.La Musique.. ( =baroque )

En réalité, les géniaux compositeurs baroques, dont Jean-Sébastien Bach (1685-1750), est le chef de file incontesté, ont écrit la musique la plus...ROMANTIQUE qui ait jamais existé. Car, à une sorte de rigueur un peu mathématique, mécanique, structurée, elle joint des accents plus qu'émouvants de noblesse, de majesté, de grandeur, alternant avec des séquences de douceur et de sensualité d'une intensité jamais égalée au cours des siècles. Les deux instruments qu'elle privilégie pour ce faire sont le clavecin et la flûte, très souvent associés en un dialogue sublime de magistrale complicité. Tellement si belle que, même triste (ce qu'elle est parfois), elle engendre...LA JOIE. A son écoute, l'oreille, le coeur, et l'esprit fusionnent car, semblable à une belle page d'anthologie d'un grand auteur, elle exprime les états d'âme de tout un chacun ; elle RACONTE, la VIE, l'AMOUR...

Que nous voici donc loin des soi-disant "fioritures" qui, seules, la distingueraient de la musique classique !
Plus loin encore (à des années-lumière) des "albums", des "tubes", du tam-tam bastringal contemporain générant contorsions, brailleries, beuglements et bêlements, phrases de trois mots répétitifs vides de sens et d'émotion : bruit casserolier/terrorisme sonore, en quelque sorte, et - la preuve en est, hélas, actualisée quasi chaque jour - ce n'est pas cela qui..."adoucit les moeurs".

Il est tout aussi avéré qu'une partie du répertoire classique (et du baroque) est néanmoins agaçante, insupportable ; c'est un choix malheureux qui figure habituellement à l'affiche du Concours Reine Elisabeth, ainsi que des Grands Concerts où le beau monde ne manque jamais d'être présent (et aussi...très vite assoupi).

Le mieux est de se faire une opinion personnelle en sélectioonnant d'abord parmi tant d'autres merveilles, les pages immortelles dont je me régale inlassablement depuis quelque soixante années :
- Suite n° 2 en si mineur, pour flûte et orchestre à cordes, BWV. 1067 (Johann-Sebastian BACH);
- Siciliano, extrait de la Sonate pour violon et clavecin, BWV. 1017 ( idem );
- Aria, extrait de la Suite n° 3 en ré majeur, BWV. 1068 ( idem );
- Sonate en mi mineur, pour flûte et clavecin, BWV. 1034 ( idem ).
- Symphonies pour les Couchers du Roy (Jean-Baptiste LULLY 1632-1687).
- Quatrième Concert Royal (François COUPERIN 1668-1733) ;
- Les Folies Françoises , pour clavecin ( idem ) ;
- Le Rossignol en Amour, pour flûte et clavecin ( idem ).
- Pièces de clavecin en concerts, pour clavecin (Jean-Philippe RAMEAU 1683-1764) ;
- Les Tendres Plaintes, pour clavecin ( idem ).
- Concerto Grosso, opus VI, n° 6 (Georg-Friedrich HäNDEL 1685-1759).
- Concerto pour la nuit de Noël (Arcangelo CORELLI 1653-1713).
- Concerto en sol mineur, pour violon et basse continue (François FRANCOEUR 1698-1787).
- Sonate pour violoncelle et clavecin (Antonio VIVALDI 1678-1741).....


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dimanche 22 juillet 2007

GENEALOGIE...

"Les goûts etles couleurs, cela ne se discute pas" ! (dicton connu).



J'étais déjà entré dans l'adolescence quand m'apparut enfin un des motifs d'aversion de beaucoup de monde pour cette manie consistant à collectionner des faits d'état civil, la généalogie : une dame, parmi d'autres, avait dû lors de ses noces - péché oblige - accepter la présence de sa propre fillette âgée d'un an...

Pour ma part, ce n'est qu'à l'occasion de la Toussaint que m'interpellait juste un peu plus, l'origine et le devenir de la longue chaîne humaire où s'insérait ma "tribu" : ce jour-là, je me réservais d'aller fleurir la tombe de ce grand-père que je vénérais (sans doute parce que je ne l'avais pas connu), Aimé-Joseph HERMAN, décédé à Bruyères, commune de Battice, le 4 juillet 1920. Alors que bien des gens ignorent même le lieu de naissance de leur aïeul, je savais depuis toujours que lui avait vu le jour à Nassogne, et aussi qu'il avait fait à Herve une carrière complète de facteur des Postes ; ce qui m'avait permis de comprendre pourquoi, étant enfant, j'étais parfois emmené en voyage au charmant petit village - tout proche de Nasssogne - s'appelant Masbourg, dont le cimetière entourant l'église rappelle maintes fois...mon patronyme. Pour moi, la généalogie, c'était seulement cela ? Non pas !

Car le jour où mon père décéda (et nonobstant les études et statistiques affirmant que seul un enfant sur cinq est réellement issu de l'homme tenu pour son père, outre les sourires ironiques faisant référence au passage du facteur ou de l'agent-indexier Gazélec), jaillit dans mon coeur et dans mon cerveau meurtris une pensée ne m'étant jusqu'alors jamais venue : Arthur, fils d'Aimé-Joseph, oui ; mais...Aimé-Joseph, fils de qui ? ? ? ?



Ci-après, le début de la réponse que je tiens pour exacte ; à tout le moins, 50 ans d'un hobby passionnant ; en fait, un virus que je vous garantis résistant à tout traitement !




Ligne paternelle directe ) :

HERMAN Henri X DIEUDONNE N.

HERMAN Jacques X TOSSEN Marguerite
° Chanly + 19/06/1717
+ 1731

HERMAN Louis Balthazar X DAMBLI Marie
° Lessive, 06/01/1695 On, 19/09/1720 ° On, 23/02/1696
+ On, 21/04/1773


HERMAN Lambert X BERNARD Marie Joseph
° On, 11/05/1727 On, 20/09/1756 ° Tellin, 12/12/1733
+ On, 21/01/1781 + On, 02/02/1802

HERMAN Jean François X COLAS Marie Françoise
° On, 29/10/1776 Masbourg, 30/05/1801 ° Masbourg, 17/01/1781
+ Masbourg, 13/07/1853 + Masbourg, 11/02/1835

HERMAN Jean Joseph X BIRON Marie Thérèse
° Masbourg, 10/07/1813 Masbourg, 15.01/1841 ° Masbourg, 01/02/1822
+ Masbourg, 19/01/1884 + Masbourg, 02/07/1869

HERMAN Aimé Joseph X BARTHELEMI Philomène Joséphine
° Nassogne, 11/01/1851 Vaux-Chavanne, 21/09/1885 ° Vaux-Chavanne, 16/09/1867
+ Battice, 04/07/1920 + Ougrée, 25/01/1918

HERMAN Arthur Lambert X FASSOTTE Alice Marie Barbe
° Herve, 09/01/1889 Pepinster, 08/06/1918 ° Verviers, 01/04/1893
+ Xhendelesse, 23/08/1955 + Petit-Rechain, 23/02/1971

HERMAN Julien Henri Barbe X BOURGUIGNON Mariette Hubertine
° Dison, 22/01/1929 Xhendelesse, 15/06/1954 ° Xhendelesse, 10/07/1932

HERMAN Roger Arthur célibataire
° Verviers, 31/03/1957

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Ligne maternelle directe :

FASSOTTE Jacques X MOULAND Marie
° Fléron, 30/11/1695 Mélen, 21/09/1718 ° Mélen, 18/09/1699
+ Fléron, 13/01/1778 + Fléron, 23/09/1771

FASSOTTE Paschal X RENSONNET Marie
° Fléron, 27/04/1735 Fléron, 01/08/1759 + 22/10/1821
+ Battice, 24/06/1811

FASSOTTE Denis François X LEONARD Barbe Joseph
° Battice, 22/02/1779 Battice, 21/11/1811 ° Battice, 15/07/1777
+ Battice, 05/04/1841 + Battice, 21/08/1838

FASSOTTE Henri Bauduin X NIHANT Marie Isabelle
° Battice, 14/02/1825 Battice, 22/11/1849 ° Bolland, 26/11/1826
° Battice, 29/02/1904

FASSOTTE Henri Joseph X ROUFOSSE Marie Barbe
° Battice, 19/04/1863 Battice, 05/05/1888 ° Battice, 06/04/1866
+ Petit-Rechain, 11/10/1937 + Stembert, 01/06/1945

FASSOTTE Alice Marie Barbe X HERMAN Arthur Lambert Joseph
° Verviers, 01/04/1893 Pepinster, 08/06/1918 ° Herve, 09/01/1889
+ Petit-Rechain, 23/02/1971 + Xhendelesse, 23/08/1955

HERMAN Julien Henri Barbe X BOURGUIGNON Mariette Hubertine
° Dison, 22/01/1929 Xhendelesse, 15/06/1954 ° Xhendelesse, 10/07/1932

HERMAN Roger Arthur célibataire
° Verviers, 31/03/1957


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HERMAN Louis Balthazar X DAMBLI Marie

° Lessive, 06/01/1695 On, 19/09/1720 ° 23/02/1696

+ On, 21/04/1773





HERMAN Lambert X BERNARD Marie Joseph

° On, 11/05/1727 On, 20/09/1756 ° Tellin, 12/12/1733

+ On, 21/01/1781 + On, 02/02/1802

mercredi 11 juillet 2007

FRANCE : à propos de l'ancien département n° 91...

Le département de l'Ourthe - plus récemment ... département de l' OURTE -







vous connaissez ?







Lisez...


1937. Je suis sur les bancs de l'école primaire. Sagement, dans mon "Manuel d'histoire de Belgique pour les élèves du 2e degré, par J.Despontin, Inspecteur de l'Enseignement", j'étudie par coeur, comme mon bon maître l'exige, le petit résumé de la seizième leçon, page 39 :
"De 1795 à 1814, la Belgique, occupée par les Français, fut livrée au pillage" , etc.


1957. Ce jour-là, je pénètre pour la première fois dans le grenier de la mairie de Nessonvaux, à la recherche de je ne sais quel dossier. Tout à coup, une odeur de moisi guide mes regards vers une pile d'antiques bouquins reliés, tout couverts de poussière. J'en saisis un que j'ouvre machinalement, puis, avec un intérêt croissant, un autre, puis un autre encore.


Quoi ? ? ? République ? Préfet de l'Ourte ? Levée de 1803 ? Conscrits réfractaires ? Empereur Napoléon ? Construction de bateaux pour envahir l'Angleterre ? Session du Tribunal criminel ? Forçats évadés ? Fabrication du sucre de betterave ? Elevage de béliers Mérinos à Theux ? Exécutions capitales à Liège ? Bac-passe-cheval sur la Vesdre à Fraipont ? Arrestations de déserteurs ? Patrouilles de nuit ?
Caisse de Prévoyance des mineurs ?


Mais qu'est-ce donc, tout cela ? ? ?
...... le "Mémorial administratif du département de l'Ourte" :
13 années de la vie politique, administrative, sociale, économique et judiciaire, de l'actuelle province de Liège au sein de notre grande patrie...


J'emporte toute la collection à mon domicile, et, dans l'exaltation de la découverte de ce passé émouvant, stupéfiant, insolite, pénible parfois, je consacre tous mes loisirs à la lecture des 23 volumes.


1977. J'ai décidé de livrer ces textes, littéralement, dans toute leur "sécheresse" ou dans leur exquise naïveté, aux amoureux de l'histoire locale, de l'histoire régionale, de l'Histoire tout court.


Que ces chercheurs et autres généalogistes me pardonnent : en résistant à la tentation de TOUT retranscrire, je leur cache peut-être l'existence d'un ancêtre ayant servi (de gré ou de force) dans la Grande Armée, ce redoutable et immortel garant de notre identité française...


_________________________


Je ne suis, hélas, plus en mesure de vous livrer le moindre exemplaire de cette anthologie disponible en 1983 :


" En feuilletant le Mémorial Administratif du département de l'Ourte" (227 pages, 457 extraits, table onomastique), par Julien HERMAN, secrétaire communal de Nessonvaux.


(voir Bibliothèques de : Liège, Verviers, Spa, Huy, Visé ).-









dimanche 8 juillet 2007

Recherche photographie

Je recherche une photographie de la plaque indicatrice de localité sous l'occupation allemande (1940-1944 ): Klein Richeim (= Petit-Rechain).

dimanche 17 juin 2007

La libération me surprend à Verviers

La retraite des armées allemandes se poursuivait; surtout de nuit, pour parer aux attaques aériennes dont la menace et la fréquence augmentaient dans la mesure où la progression des Américains rapprochait les aérodromes et raccourcissait les missions des avions de chasse (Mustang, Thunderbolt, Lightning, etc.).

Des rumeurs circulaient que les Américains étaient à Liège ! On entendait bien quelques détonations dans cette direction, mais comment savoir ?

Cette nuit-là, une colonne blindée allemande montant de Dison, nous tira, mes parents et moi, de notre premier sommeil, si tant est qu'on puisse désigner ainsi le repos empli d'inquiétude qu'on connaissait depuis des semaines.
En effet, la colonne s'était arrêtée, et les classiques vociférations des gradés avaient succédé au rugissement des moteurs et au grincement des chenilles des tanks.

L'un de ceux-ci, un gigantesque "Kônigstiger" de 7O tonnes, orgueil du peuple allemand, était la cause de tout ce remue-ménage: à travers quelques bribes de conversation perçues par ma mère, il s'avérait qu'une panne empêchait le tank d'avancer...

Cette nuit-là, c'était celle du jeudi 7 au vendredi 8 septembre l944. Quand le jour se leva, notre situation était en voie de devenir bientôt dramatique: morceau de choix pour l'aviation de chasse américaine, l'énorme char d'assaut allemand demeurait donc immobilisé tout contre la bordure du trottoir, en plein devant notre maison (rue de Battice à Petit-Rechain), et toutes les tentatives de le remettre en marche restaient vaines; immanquablement, il n'allait pas tarder à être pulvérisé par le "feu du ciel"...et nous avec lui . Alors, on résolut de faire la seule chose utile: partir. Mon père promit de nous rejoindre sous peu, et c'est donc avec ma mère que, sans pratiquement rien emporter, je gagnai Verviers en tram, pour trouver le gîte et le couvert chez mon grand frère Jojo, y demeurant rue des Minières. Papa arriva dans le courant de l'avant-midi, apportant la nouvelle que "le tank" n'avait pas bougé mais qu'il semblait n'avoir pas encore été repéré par la chasse américaine. On décida néanmoins d'encore profiter un peu de la sécurité relative qu'offrait la ville. Et puis, dans un sentiment mêlant l'ennui, l'inquiétude, l'incertitude, l'impatience, l'énervement, l'espérance, on attendait "quelque chose"...sans savoir très bien quoi. Sans deviner, en tout cas, que des temps nouveaux, une journée mémorable, étaient si proches.


Rentrant de son travail (chauffeur de locomotive au Chemin de fer), Jojo raconta ce qu'il savait: les Américains approchaient de Liège, disait-on. Une réalité concrète: le canon tonnait, de plus en plus fort, de plus en plus près. On s'organisa pour la nuit. Mon frère et ma belle-soeur offrirent leur lit à Papa et Maman. A trois, on se répartit les fauteuils, des coussins, des couvertures; pour une nuit blanche, interminable, parsemée de lueurs, d'échos lointains, de détonations, d'inquiétude et de fols espoirs. Le matin, des rumeurs locales prédisaient l'arrivée imminente des Américains. Heureuses gens qui "savaient" ! Mais par qui ? Comment ? N'est-elle pas absurde, ma témérité, de prétendre évoquer, faire revivre pour les générations futures (s'il s'en trouve...), trente-cinq ans après, des moments pareils !?? On était le samedi 9 septembre l944; j'avais l5 ans et 7 mois. Il me tardait de descendre en ville, au centre, pour y prendre "l'atmosphère". Mais, provisoirement, chacun se bornait à tromper son énervement en passant de la salle à manger au balcon, du balcon à la salle à manger, de la salle à manger au balcon. Dans l'immeuble juste en face, un vieil homme, Adrien HOUGET, P.D.G. et ex-officier, faisait de même; mais en plus, il repassait inlassablement sur un vieux phonographe attiré près de la fenêtre ouverte, la "Marche des Chasseurs Ardennais", son ex-régiment, criait-il. De temps en temps, braquant vers le Nord des jumelles qui me faisaient envie, il communiquait à la cantonnade qu'il voyait quelque chose du côté de Manaihant. Mais quoi ? Jojo avait réussi, difficilement d'ailleurs, à convaincre mes parents de rester encore un peu à Verviers. On sentait qu'il allait se passer quelque chose, et ce n'était pas le moment de prendre des risques inutiles... Il y avait bien toujours ce fameux "Königstiger" dont on ne savait toujours pas s'il avait enfin repris sa progression vers le Grand Reich; mais en regard, il y avait aussi la perspective...de retrouver la maison, soit pulvérisée, soit mise au pillage comme en l94O . N'y tenant plus, je décidai de partir aux nouvelles, et je dévalai la rue des Minières. Le canon tonnait dans la direction de Liège. Parvenu sur la place de la Victoire, je fus frappé de voir de très nombreux passants qui semblaient y circuler à la fois avec et sans but précis... Il était près de l4 heures à l'horloge de la gare centrale que j'apercevais déjà. Mais l'heure n'était plus aux méditations...

Tout à coup, une immense clameur s'éleva, et, tel un aimant agglutinant la limaille de fer, elle précipita au centre de la chaussée, tout ce que le quartier comptait d'avides badauds: "Les A-mé-ri-cains !". A cinquante mètres de moi, deux vagues humaines concentriques, jaillies des trottoirs, stoppaient net, submergeaient, coinçaient comme dans une nasse,juste en regard du confortable abri vitré à la disposition des usagers du tram, "quelque chose" qui avait surgi de la rue d'Ensival: un minuscule véhicule kaki, d'aspect bizarre, flanqué de plusieurs soldats, en kaki eux aussi. "Ils" étaient là ! Le coeur bondissant d'émotion, je me contentai de cette furtive vision: à quoi bon, d'ailleurs, insister pour tenter d'en voir davantage, puisque... je me trouvais ballotté, soulevé, au lOe, au 2Oe rang peut-être !!! Aussi vite que je pus, je courus annoncer la nouvelle rue des Minières, et presqu'aussitôt, je repris, avec mes parents, le chemin du retour vers Petit-Rechain.

Les Allemands avaient déguerpi, "Kônigstiger" compris; la maison était intacte et le village grouillait de troupes et de véhicules américains. Depuis plusieurs jours, le temps n'avait pas cessé d'être radieux, avec un beau ciel pur et une température très douce. L'allégresse semblait générale, sans laisser percer l'angoisse étreignant tous ceux qui, en ces heures étoilées, attendaient l'hypothétique retour d'un prisonnier de guerre, d'un déporté, peut-être d'un prisonnier politique promis au poteau d'exécution. On voyait circuler de nombreux hommes du village, revêtus d'une combinaison en jute, coiffés d'un bérêt sombre, et porteurs d'un brassard aux couleurs belges ; c’étaient des membres de la Résistance.



Ma curiosité retrouvait à présent de gigantesques possibilités, et, avec mon camarade Laurent BREMEN, dont les parents exploitaient un cabaret à l'angle des rues Dewez et de Dison, je pus m'approcher vraiment de plusieurs soldats américains ayant...le cognac pour objectif militaire immédiat. Parmi eux, à la fois des blancs et...des autres, à la peau allant du beige très clair au brun très foncé. Ma surprise fut d'entendre un de nos libérateurs s'exprimer en français correct mais avec un accent bizarre: c'était un gars originaire de la Louisiane, qui donnait ainsi une leçon d'Histoire appliquée. Face à ces hommes (je les jugeais ainsi, bien que beaucoup n'eussent que l8 ans à peine) dont on était avides de savoir plus, chacun y allait de sa petite tentative de s'exprimer en anglais, ou en quelque chose y ressemblant. Hélas, cette langue était, à l'époque, fort peu connue, très peu étudiée. En ce qui me concerne, j'en avais abordé les premiers rudiments sur les bancs de l'Athénée royal de Verviers, à peine quelques mois plus tôt; d'abord peu enthousiaste pour ce langage que je jugeais étrange, à l'article défini quasi imprononçable (!), la soif de le connaître ne m'était venue qu'avec le débarquement en Normandie; de toute façon beaucoup trop tard pour en avoir acquis une habitude utile à ces journées fastes qu'il m'était donné de vivre. Toute ma vie, j'allais conserver le sentiment amer d'avoir "manqué le coche" en me trouvant, le 9 septembre l944, incapable de nouer un dialogue privilégié avec le monde anglo-saxon: dans une langue que je n'ai, depuis lors, cessé d'aimer, et de pratiquer avec délectation...
La bataille continuait, le canon tonnait vers l'Allemagne, un hallucinant charroi américain roulait vers l'Est. J’étais persuadé que la paix éternelle accompagnerait toute ma vie. Illusions de gosse..!

Un soldat allemand me vole mon vélo !

Fin août l944, je possédais, depuis quelques mois, un vélo (une bicyclette, comme disait ma grand'mère...) fort convenable que mon père avait acheté d'occasion. Il était solide, et son cadre émaillé noir à filets dorés avait un aspect neuf. Mieux, grâce aux multiples informations en tous genres que l'on recueillait en ces temps troublés, on avait réussi à le doter de deux pneus "rechapés", c'est-à-dire parfaitement regarnis de gomme, luxe considérable pour l'époque. C'est avec cet engin dont j'étais très satisfait que, au moins deux fois par semaine, j'effectuais ma corvée "lait". Il s'agissait d'aller chercher trois litres du précieux liquide à la ferme Franquet, située en lieu-dit "Trou du Chat", à Bruyères-Battice.

Ce jour-là, 4 septembre l944, alors que je débouchais de la ruelle du "Trou du Chat" sur la route de Bruyères, main gauche au guidon de ma bécane, cruche dans la main droite, l'esprit parfaitement tranquille, je tombai pile sur une troupe allemande cheminant sans doute aussi, comme tant d'autres,...aus Paris. Certains soldats marchaient, d'autres chevauchaient un vélo bardé d'équipements militaires et d'objets hétéroclites. Je n'eus d'ailleurs guère le loisir d'observer longuement la scène: montant un vélo (manifestement civil...) dont les deux pneus étaient plats, un soldat Boche quitta son groupe et fondit littéralement sur moi ! Et avant même d'avoir réalisé ce qui m'arrivait, casque, masque à gaz, besace, garnissaient déjà ma chère bicyclette dont le bon état avait assurément attiré l'attention du soldat venant de laisser choir dans le fossé de la route, la bécane l’ayant amené jusque là. Et je questionnai prudemment celui qui déjà s’éloignait sur ma propre machine : "Ich darf dieses nehmen ?". (dans cette conjoncture pourtant plutôt émotionnelle, ma passion des langues m'avait, d'une manière quasi instinctive et sans qu'une seconde de réflexion m'eut été nécessaire, fait prononcer cette phrase linguistiquement parfaite !). "Ja !" me lança le soldat ennemi, cependant que ses camarades s'esclaffaient du bon tour qu'il m'avait joué. A coup sûr, je devais en tirer une, de tête; sous le coup de la surprise, je demeurai de longues minutes sans réaction...puis je me mis à examiner mon vélo de remplacement. C'était une vieille machine usée, rouillée, néanmoins pourvue d'un "dérailleur",...lequel dérailleur déraillait sans doute plus souvent que ne le souhaitait l'utilisateur. Je l'enfourchai, histoire de me rendre compte; tout grinçait, tout gémissait, et je sautai aussitôt à bas puisque, pneus crevés, il m'était impossible de rouler ainsi jusqu'à Petit-Rechain. Du coin de la ferme Dellicour, où je stationnais, je voyais la troupe allemande disparaître derrière un coude de la route, dans la côte à l'entrée du hameau de Manaihant; je gage que de là, elle allait piquer droit sur le "Grand Reich", par les ruelles et le village de Chaineux, et le chaussée de Henri-Chapelle.
Je me remis en route, à pied cette fois, car on devine qu'encombré d'une cruche, ce n'était guère commode de conduire à la main, un vélo cahotant "sur les jantes". C'est donc avec un retard notable, et toujours..."lu cawe è cou" que j'atteignis Petit-Rechain. Légitimement inquiet puisque la chaussée de Battice continuait d'écouler presque sans arrêt le reflux des armées allemandes, mon père s'avançait à ma rencontre, au lieu-dit "Pont d'Arcole" (près du château d'eau). "Qu'est-ce qu'il y a ?" me cria-t-il de loin, surpris de me trouver marchant et l'air bizarre. "Les Allemands m'ont volé mon vélo !"
Le lendemain, je m'en fus à la mairie, afin de déposer plainte pour vol, auprès du garde champêtre Walthère Derouaux. Au moyen de la plaque provinciale de la bécane, ce dernier n'eut aucune peine à en identifier le légitime propriétaire ; c'était un habitant de Soumagne (!) qui, aussitôt prévenu, vint récupérer son bien et me gratifia d'un billet de lOO francs. Ce qui ne me consolait d'ailleurs pas de la perte de mon beau vélo...

Un convoi allemand est attaqué route de Battice

En cours depuis plusieurs semaines déjà, la retraite des armées allemandes atteignait, à la fin du mois d'août l944, une intensité considérable. Jour et nuit, passant devant notre maison, le plus souvent vers Battice mais parfois aussi vers Verviers, une gigantesque "cavalcade" de camions, de voitures, de tanks, de charrettes, et de fantassins, encombrait la chaussée. La nuit surtout. Car de jour, ces troupes devenaient de plus en plus fréquemment la cible des avions américains, dont les bases se rapprochaient au rythme de l'avance alliée. Dans une obscurité d'encre (noire), il arrivait que des colonnes se déplaçant en sens opposés, s'enchevêtrassent littéralement au carrefour rue de Dison-rue L.B.Dewez-place Xhovémont. Des gradés vociféraient, des freins crissaient. Puis le "bouchon" fondait, et la circulation reprenait son grondement régulier, au fil des heures.

Une nuit, une section de fantassins vint s'affaler sur notre trottoir. Ma mère s'était levée, intriguée, et, par la fenêtre entrebaillée, elle glanait quelques bribes de dialogues germaniques: les hommes se disaient fourbus, incapables d'encore avancer; leur chef les haranguait de son mieux. L'orgueil leur rendit sans doute quelques forces, car ils se remirent debout, et le sinistre martèlement de leurs bottes cloutées se perdit bientôt dans l’obscurité...

En ce temps-là, ayant pris quatre années d'âge depuis le début de la guerre et en comptant dès lors quinze au total, j'étais plus "badaud" que jamais ! Il faut bien dire que les attractions ne manquaient pas; pas toujours exemptes de danger, d'ailleurs, et mes parents me réprimandaient souvent à cet égard.

La présence sans cesse plus "tangible" des Anglo-Américains ne consistait plus uniquement en de gigantesques armadas de bombardiers lourds qui, plusieurs fois par semaine, vrombissaient au-dessus de nos têtes, en route vers le territoire du Grand Reich allemand.

De plus en plus fréquemment, un chasseur allié solitaire ou un groupe de chasseurs rasait les toits: pour notre plus grand émoi quand, sans aucune confusion possible, on avait pu reconnaître l'étoile blanche à cinq pointes sous le bout de l'aile droite.

Nous n'avions alors plus aucun récepteur de radio; notre SBR, que les Allemands avaient saboté en mai l94O avait été réparé, mais il avait été cédé à mon grand frère lors de son mariage en juillet l943.

Nous apprenions néanmoins que les troupes débarquées en Normandie depuis le 6 juin l944, se rapprochaient.
Les passages de chasseurs américains (britanniques aussi, parfois) se multipliaient.
Manifestement, ils harcelaient les convois allemands en retraite.

Le mercredi 6 septembre 1944 tout au début de l’après-midi, un vrombissement plus fort que de coutume me précipita dehors. A la verticale du carrefour route de Battice-rue Bonvoisin, et, à vrai dire fort bas, un énorme oiseau d'aluminium, un chasseur américain "Lightning P.38" (caractérisé par un double fuselage) évoluait dans le ciel tout bleu. Je me trouvais alors à deux pas de notre porte d'entrée demeurée ouverte; j'eus tout juste le temps de voir l'avion amorcer, en un terrifiant rugissement, un piqué vers le haut de la chaussée de Battice , lorsqu'un soldat allemand sortant je ne sais d'où, l'air affolé, me happa littéralement et me repoussa dans le vestibule, en hurlant de toutes ses forces pour couvrir le vacarme de l'avion U.S.: "In Keller, in Keller !" (Dans la cave, dans la cave !). Accourant pour se rendre compte de ce qui se passait, mes parents furent eux-mêmes repoussés au bout du hall, en direction de la cave, par ce Boche qui, décidément, se faisait bien du souci pour nous... Lui, mes parents et moi, on dévala donc pour remonter presqu'aussitôt: juste le temps d'entendre comme un grondement, quelques secondes. Je fus à nouveau dehors, avec seulement père et mère, cette fois. Le soldat allemand était reparti vers son destin. Quelques véhicules militaires descendaient lentement la chaussée de Battice. Sur l'un d'eux (sorte de camionnette plate), deux soldats étaient étendus, l'uniforme maculé de sang... Présumant qu'ils étaient morts, je fis un commentaire qui m'attira la réprobation de mes parents et une leçon de morale et d'humanité: "Ces hommes ont aussi un père et une mère !" me dirent-ils, une larme au coin de l'oeil. C'était vrai, mais bien d'autres critères l'étaient tout autant, peu connus voire encore inconnus alors ! Quelque six mois plus tard, en effet, on aurait, dans toute son insoutenable horreur, l'atroce et hallucinante révélation des camps de concentration allemands; la longue liste, jamais clôturée, des innombrables crimes commis par des soldats allemands avant et après l'anéantissement par le feu et la mitraille, notamment du village d'Oradour-sur-Glane. Beaucoup plus tard, par le miracle de la télévision, on pourrait se convaincre, face aux rugissements hystériques des foules allemandes d'accord pour sacrifier le beurre...aux canons, de la responsabilité totale d’un peuple tout entier tendu, pour "la revanche", vers le but que leur avait assigné leur Führer bien-aimé » : « Effacer la honte de Versailles » . On saurait quel prix en... vies françaises et autres (!), les mamans et papas allemands avaient, de bon coeur, accepté de payer sans regrets ni remords, pour la joie suprême d'apprendre que leurs fils avaient remonté les Champs-Elysées au pas de l'oie.

Mais que venait-il de se passer ? Le pilote d'un "Lightning P.38" américain en mission, avait, semble-t-il, repéré quelques véhicules allemands se dirigeant vers Battice, et, environ 2OO mètres au-delà du château d'eau, il les avait aussitôt pris sous le feu de ses canons. Le surlendemain, je me risquai à aller inspecter les lieux. Les Allemands avaient évidemment déblayé la chaussée après l'attaque, pour ne pas interrompre leur retraite; mais la carcasse d'un autobus calciné avait été repoussée sur l'accotement, où elle posait sur les essieux. Je la vois encore, quelque 2OO mètres au-delà du château d'eau, côté droit. A la ferme Hurlet, située côté gauche, un mur d'étable, épais de 5O cms, avait été percé comme une écumoire par la puissante artillerie de bord - plus grondement que crépitement - du "Lightning". Si plusieurs attaques aériennes se produisirent alors dans les environs de ma demeure, celle-là fut néanmoins la seule dont j'eus connaissance. Mais c'était bien suffisant pour me faire prendre conscience du terrible danger que nous courions en habitant en bordure d'une trop importante voie de communication, où des colonnes allemandes se traînaient depuis des jours et des jours, quasiment de l'aube à la nuit et de la nuit à l'aube. Certes, notre moral était très haut puisque cette fois, elles roulaient et marchaient non plus "nach Paris" mais ...aus Paris !

Les V1 armes allemandes pour la vengeance

On était fin septembre l944, je crois (officiellement, ce serait le l7 de ce mois-là ?). Je vivais dans l'euphorie de la liberté revenue - encore que sans savoir à qui, pour 8O %, j'en étais redevable - et dans un sentiment trompeur de totale sécurité.

L'occultation des lumières demeurait, à juste titre, obligatoire, puisque la ligne de front n'était guère éloignée de plus de vingt kilomètres: en dépit d'un super-équipement, d'une maîtrise aérienne écrasante, l'armée américaine bourgeoise et peu motivée ne faisait pas le poids en regard de soldats allemands défendant désormais le territoire sacré du Grand Reich.

Aachen résistait avec acharnement, rue par rue, maison par maison...

Ce soir-là, vers 2l heures (il faisait donc nuit noire), je me trouvais aux toilettes, dans le petit cabinet occupant un coin de notre courette, rue de Battice à Petit-Rechain.

Quoiqu'absorbé par cette "grosse affaire" indispensable, j'eus tout à coup mon attention attirée par un bruit inhabituel en provenance du ciel. Inhabituel assurément en tant que "provenant du ciel", puisqu'il rappelait quelque peu celui d'une vieille motocyclette. Sans quitter ma place que - chantait-on jadis - "on ne céderait pas pour un boulet de canon", je parvins, en tendant le bras, à entrebailler la porte du W.C., alors que ce bruit saccadé se rapprochait en augmentant d'intensité.

Ce que je vis me stupéfia. Sur fond de ciel d'encre, à une altitude certainement inférieure à mille mètres, en grondant sinistrement, une flamme se déplaçait rapidement dans la direction Sud-Est/Nord-Ouest.

Je ne fus pas long à réaliser qu'il ne pouvait s'agir d'un avion en détresse puisque "la chose" (en fait le premier... Objet Volant Non Identifié) progressait selon une trajectoire parfaitement rectiligne, d'ailleurs bientôt hors de mon champ de vision.

Le lendemain, on apprit qu'il s'agissait d'un "avion sans pilote" ou "bombe volante" téléguidée; dernière invention du peuple allemand, qui espérait d'elle la victoire finale,...alors que la défaîte était en vue, et que les armées russes apportaient sur son sol - enfin - le châtiment de ses crimes.

Plus tard, on saurait que cet engin appelé "Vl", propulsé par turbine, mis au point dès...l934 (!), s'envolait de rampes de lancement construites dans l'Eifel, fonçait à + ou - 6OO kms/heure jusqu'à sa cible selon un système de pré-réglage automatique des distances, et que...coïncidant avec l'arrêt programmé du moteur, l'extinction de la flamme géante crachée par la tuyère signifiait la chute de la torpille, la Mort pour ceux qui se trouvaient en-dessous...

Une inquiétude profonde étreignit alors les populations. Car jour et nuit, quel que fût le temps, les "Vl" grondaient dans le ciel, sur des trajectoires presqu'invariables: un peu plus vers le Nord ou un peu plus vers l'Ouest, mais toutes au départ du Sud-Est, de l'antre du Diable, et émaillées de détonations plus ou moins proches. En ce temps-là, l'égoïsme - c'est humain - régnait en maître: soit qu'on eût l'occasion de voir "la flamme" rester vivace, soit qu'au seul son on pût juger que l'engin avait déjà...dépassé la maison, on se considérait comme "encore sauvé pour cette fois"; alors que dix ou vingt secondes plus tard, l'arrêt fatidique du moteur et l'explosion y faisant suite apportaient la mort un peu plus loin ! Tout comme quand, s'étant inexplicablement arrêté pendant trois ou quatre secondes,...le moteur redémarrait ensuite.

Chaque jour, les sombres nouvelles qui se colportaient de bouche à oreille faisaient mention d'un "Vl" tombé ici, d'un autre tombé là; à coup sûr par déficience technique puisque tous étaient destinés soit à Liège, soit au port d'Antwerpen. Les canons anti-aériens et les avions de chasse U.S. faisaient de leur mieux pour les abattre au-dessus des Fagnes, et ils y réussissaient parfois. Parfois aussi, leur délicat mécanisme détraqué par la mitraille, les "Vl" dégringolaient un peu partout sur la région de Verviers et le Pays de Herve; il s'en trouva même - trop rares, hélas - qui, dérive fracassée, reprenaient sans complexe le chemin du Grand Reich !
Les semaines passaient, tout comme les "Vl". On vivait avec ce péril mais sans jamais s'y habituer; et si le risque était identique, à tout moment, pour tout un chacun, l'obscurité de la nuit, néanmoins, décuplait l'angoisse: on en était revenus aux nuits éprouvantes, encore si proches, des bombardements aériens massifs sur l'Allemagne, pendant l'occupation.
Arriva décembre l944, avec, à partir du l6, le dernier sursaut de la bête allemande à l'Ouest. Jour et nuit, des convois militaires américains vers ou en provenance de la ligne du front, passaient devant la maison. Des civils notables fuyaient vers l'Ouest. Tout cela sur fond de froid, de neige, et...de "Vl" qui, imperturbablement, continuaient à pétarader tous azimuts, à dégringoler, et à tuer. Ainsi, peu à peu, l'angoisse se muait en épouvante. On situe officiellement au 28 janvier l945, le passage de la dernière "bombe volante", mais mon ultime souvenir marquant se rattachant aux "Vl" date du 24 décembre l944. Alors que la nuit tombait, affamé comme toujours (plus encore à la perspective des succulentes "bouquettes" que ma chère maman était sans doute occupée à préparer...), je regagnais le village à travers les prairies enneigées du hameau de "Husquet" où j'étais allé me livrer au plaisir de la luge. Brusquement, je perçus le bruit caractéristique - hélas si bien connu - d'un "Vl" se rapprochant mais dont je ne pouvais distinguer l'inquiétante silhouette à travers le plafond très bas d'épais nuages gris. Le hasard me faisait passer, à ce moment précis, à une vingtaine de mètres à peine, d'une position américaine de défense anti-aérienne. Au jugé, les servants ouvrirent illico le feu dans la direction présumée de la "bombe volante", tirant de longues rafales rouges des quatre tubes de leur puissante mitrailleuse et faisant voler alentour des douilles par centaines. En vain... Crépuscule, paysage de neige, feu d'artifice de balles traçantes, la Mort bourdonnant au-dessus: un hallucinant spectacle. Une certitude aussi: l'ère des fusées était arrivée. Hélas...!

Ma journée du 17 août 1943

Je crois bien que jusqu'à la fin de ma vie, je m'exalterai, tel un gosse, au souvenir de ce grand bombardier américain, produit des usines "Boeing", dénommé "Forteresse volante", ou, plus simplement, "B.l7".

Tel un gosse: parce que j'étais encore un enfant lorsqu'apparut dans "mon ciel", en escadrilles toujours plus nombreuses, ce grand oiseau d'aluminium aux formes si caractéristiques, qui allait - juste retour des choses - porter la mort au peuple allemand.

Le vrombissement des "Forteresses volantes" avait pour moi et pour tant de compatriotes, quelque chose de menaçant et de rassurant tout à la fois, quelque chose de vraiment grandiose, quelque chose de tellement familier que mes oreilles en conservent à jamais le souvenir précis. Ce ronron induisait un immense espoir parmi les populations plongées dans la longue nuit de l'occupation allemande.

Trente-cinq ans allaient passer avant que j'apprisse, non sans quelque déception, que les raids anglo-américains sur l'Allemagne n'entamèrent pratiquement pas le potentiel militaire de l'ennemi, mais, au contraire, exacerbèrent encore davantage sa propension criminelle naturelle et sa volonté de vaincre !

Au plus fort des raids écrasant leurs usines, ces crapules parvenaient, en effet, à augmenter leur production de matériel de guerre ! Dans le même temps, les escadrilles de "Forteresses volantes" subissaient des pertes effroyables, du fait de la défense antiaérienne et de la chasse allemandes.

En fin de compte, c'étaient donc essentiellement les Armées soviétiques, qui, par de titanesques batailles terrestres livrées "chaque jour que Dieu fit", épuisaient jusqu'à merci la bête allemande...

Mais revenons à ces "Forteresses volantes" qui m'ont tant ému...et ont tellement marqué ma jeunesse. Surtout les quelques (trop rares) fois où, précédées du mugissement des sirènes de la ville de Verviers, elles me valurent la joie toute personnelle et difficilement dissimulée, d'échapper au cours - abhorré - de mathématiques de l'Athénée de Verviers (dans la mauvaise humeur du professeur Victor Depaire, on se bousculait alors jusque dans les caves-abris). Avec la fuite des mois, les "attractions" que nous apportait la guerre aérienne se multipliaient.

La journée du l7 août l943 occupe pourtant une place toute spéciale dans mes souvenirs (on verra plus loin qu'elle fut écrite, en lettres de sang, dans les souvenirs de pas mal d'autres humains).


Le l7 août l943: une belle et chaude journée d'un été beau et chaud comme fut chacun des étés de la guerre. Le l7 août l943: un jour où, de l'aube à la nuit, le ciel s'emplit de centaines et de centaines de "Forteresses volantes" volant d'Ouest en Est, puis d'Est en Ouest, tous azimuts en fait, dans un grondement quasi ininterrompu faisant trembler le sol, vibrer les vitres, battre les coeurs; dans les aboiements rageurs de la "Flak" allemande, le crépitement proche ou lointain des mitrailleuses, le miaulement sinistre des grands avions blessés à mort, quittant leur formation pour toujours en libérant de longues traînées de fumée noire et les blanches corolles de parachutes. Quelle époque ! Le nez en l'air, inquiets et satisfaits en même temps, on constatait: "Qu'est-ce que les Boches vont encore encaisser, aujourd'hui !!!". C'était vrai...et c'était faux, ainsi que je l'ai noté ci-avant, mais, dans la mesure où c'était vrai, j'y trouvais quelque consolation aux difficultés du temps: n'étaient-ce pas ces mêmes Boches, qui, en sus de tous leurs crimes, me valaient d'être dramatiquement privé de chocolat et de sardines à l’huile, m'imposaient tant de déplacements à vélo dans toute la région, à la recherche de pain, de beurre, de lard, de pommes de terre, de lait; de "maquée" même (n.b.: ceci pour ma mère !) ? Déplacements qui, depuis une quinzaine de jours, étaient tombés intégralement dans mes attributions, en raison du mariage de mon frère, le 22 juillet, et de celui de ma soeur, le 3l. Dix-sept août l943: dans la haute atmosphère, les traînées de condensation produites par les puissants moteurs des "Forteresses volantes" striaient l'azur d'un ciel d'une extrême pureté. Souvent, j'ai pensé par la suite à tous ces hommes là-haut - des gamins encore, pour la plupart - assumant des responsabilités écrasantes, un boulot hors du commun; endurant (outre le froid !) mille angoisses pires que La Mort qui était leur destin majeur. Dix-sept août l943: j'étais en vacances scolaires et je passais cette journée, avec mes petits camarades, sur notre terrain de jeux traditionnel qu'était, à Petit-Rechain, la rue Bonvoisin, à l'époque - cela va sans dire - débarrassée de toute circulation automobile. Dans ladite rue habitaient Antoine Clairdent et son épouse, braves ouvriers sans enfants; ce jour-là, ils accueillaient une fois de plus, sans doute pour lui prodiguer quelques gâteries, leur petite nièce Solange, demeurant à Verviers, dans le quartier de Hodimont. Solange était une petite brunette fort avenante qui paraissait d'ailleurs bien consciente, ce jour-là, que, dans un environnement plein de périls, si mon coeur battait plus fort, c'était surtout à cause d'elle... Pour sûr, j'étais amoureux de Solange ! Eternellement, son souvenir restera lié à mes quatorze ans et demi, au l7 août l943, et donc au fait de guerre dont la relation suit.

Dix-sept août l943: à peine arrivée chez son oncle, Solange s'empressait de sortir pour partager les jeux des gosses du coin. On jouait le plus souvent "à la puce", "à la cachette", ou "aux métiers muets". En fin d'après-midi, j'étais rentré à la maison pour exécuter - de mauvais gré, assurément (!) - quelque corvée, sinon pour manger un brin. Alors que traversant notre courette pour retrouver au plus tôt mes jeux et... mon délicieux émoi, je levai le nez au crépitement d'une mitrailleuse. A la verticale de la cour, une "Forteresse volante", tout étincelante sur fond de ciel bleu, se traînait d'Est en Ouest, moteurs gauches en flammes et dégageant une intense fumée noire; deux parachutes se déployaient à proximité. L'avion perdait très rapidement de l'altitude, de sorte que, plongeant en virage vers le Sud dans un long rugissement, il ne tarda pas à sortir du champ de vision embrassé par mes yeux stupéfaits. Jamais encore, il ne m'avait été donné de voir un "B.l7" volant à une aussi faible altitude. Tous les témoins furent d'avis que celui-ci était touché à mort, mais ce fut seulement deux heures plus tard que des précisions nous parvinrent; par un groupe de gosses rentrant de la plaine de jeux de Lambermont...

Il faut savoir que durant la guerre, divers groupements locaux s'employaient à apporter un "dérivatif" aux citoyens, contre la misère et les restrictions multiples de l'époque. Depuis le début des vacances scolaires, l'un de ces groupements (d'obédience catholique, évidemment, comme l'Administration communale de Petit-Rechain...) rassemblait les jeunes garçons et filles du village, chaque matin, pour aller passer la journée à la susdite plaine de jeux de Lambermont (l'aller let le retour s'effectuant, bien entendu, à pied...). D'emblée séduit par la formule, mon enthousiasme n'avait pourtant pas résisté plus de trois jours à l'obligation de chanter, chemin faisant, des chansons absurdes; à l'obligation de participer, quasi sans trève ni repos, à des jeux de groupe; le tout dans le plus parfait style "scout" qui, je ne sais pourquoi, eut toujours le don de m'agacer ! Tout cela ayant - last but not least - l'impardonnable résultat d'augmenter encore mon appétit déjà peu compatible avec la détresse alimentaire du temps... J'avais donc cessé de participer.
Ainsi, n'étaient tous mes griefs personnels, j'aurais connu, moi aussi, ce l7 août l943, en même temps que mes camarades, la peur panique de voir un énorme avion désemparé, raser en gémissant le sol de la plaine de jeux "Ozanam", puis, vaincu, aller s'abattre sur les dépendances de la Brasserie "Le Coq d'Or" à Wegnez ! Et à l'encontre de la frayeur rétrospective de nombreux parents rechaintois, le sentiment d'avoir, quant à moi, manqué un spectacle de choix (une "Forteresse volante" de très près !), me laissait, à vrai dire, une certaine amertume. Frustration ô combien injuste dont j'étais, hélas, seul responsable....

La "plaie" allait brusquement se rouvrir 37 années plus tard, presque jour pour jour. Alors que, flânant au rayon "librairie" du "Bon Marché" à Liège, mon regard tomba sur un gros livre dont la "jaquette" s'ornait de la photo...d'une "Forteresse volante"; sous le titre prometteur "Forteresses sur l'Europe", par Roger Anthoine. Mon sang ne fit qu'un tour, pour se figer presque, quand, sur la première page, outre le titre susdit, je lus: "l7 août l943" !!!
De ce livre extraordinaire retraçant avec une minutie et une précision extrêmes, la mission des "Forteresses volantes" dans le ciel européen au cours de cette mémorable journée, j'ai voulu retranscrire, ci-après, la page 2l5, laquelle complète et précise mon propre récit:

"A quelques kilomètres de là, Mc.Keegan inspecte le vert terrain qui monte vers lui... Des forêts, des ravins boisés, de rouges usines; rares sont les endroits propices à un atterrissage de fortune... Dans cette populeuse région, mille yeux le suivent. Ceux d'Hendrick Clément et Jean Bérens, par exemple, qui creusent des tranchées près des filatures de Welkenraedt. Les deux hommes voient la "Forteresse" de Mc.Keegan passer de l'état de traînard à celui de victime... Vers Membach où, dans une clairière toute fraîche, deux sentinelles allemandes surveillent les restes de la "Forteresse" de Mason tombée ce matin, Mc.Keegan déclenche la sonnerie de détresse... Des trappes et des hommes tombent dans la culbute salvatrice... A Dolhain, en plein village, Mme Bragard accueille le radio James Prehart...sur son toit. Descendu de son perchoir, l'Américain attendra les Allemands, attablé dans la cuisine de son admiratrice... A Bilstain, l'abbé Grosset se trouve aussi sur la trajectoire de "Smiling Thru" ("Sourire quand même"): il hérite du bombardier Baxter Harris qu'il tentera vainement de soustraire à la curiosité allemande... La "Forteresse" vole encore 25 secondes. Assez pour qu'en sortent les pilotes, trop peu pour vérifier si les postes les plus exposés, la queue et la balle, sont effectivement désertés... Mc.Keegan et son co-pilote abandonnent l'avion au Nord de Verviers. Immédiatement, les deux moteurs droits, valides, tirent le "B.l7" à gauche en virage serré. Il frôle les hauteurs de Lambermont, glisse vers Wegnez en contrebas... Là, "Sourire" fracasse les dépendances de la Brasserie du Coq d'Or à l6 heures 28. Nicolas Loop, le garde champêtre, arrive le premier sur place. Occupé à planter des poireaux, il a été distrait de cette utile occupation par un tir de mitrailleuses. Il n'est ainsi pas exclu de croire que le tireur de queue, Robert Mc.Lain, répondait ainsi à un toujours présent "Focke-Wulf". L'incendie de la brasserie éteint, Loop aidera à extraire son corps du poste arrière broyé... Dix jours après l'écrasement, lorsqu'on achèvera de déblayer les ruines de la "Forteresse", on découvrira un second cadavre: le mitrailleur ventral...".

Ne me demandez pas pourquoi moi, qui me déplaçais tant et loin, je n'ai pas pédalé alors jusqu'à Wegnez: je me le suis moi-même demandé maintes fois. Sans jamais trouver la réponse...

Ma campagne de mai 1940

J'avais alors onze ans et trois mois et j’habitais rue de Battice à Petit-Rechain, exactement en face du garage des autobus « Le Perron » .

Cette nuit-là, celle du 9 au 10 mai 1940, mon sommeil, profond et paisible comme celui de tous les gosses, s'achevait sur un rêve. Ma mère, penchée sur moi, me disait...
J'ouvris les yeux. Non, ce n'était pas un rêve ! Un intense vrombissement, bien réel, emplissait l'air, faisant vibrer la maison. Au clocher de l'église, les sirènes hurlaient lugubrement. Penchée au-dessus de mon lit, ma mère me disait d'une voix toute tremblante: "Lève-toi m'fi, c'est la guerre !"

La guerre ???! Pour moi, la guerre, c'était autre chose que ce qu'elle semblait être depuis le 3 septembre l939: quelques escarmouches entre patrouilles françaises et allemandes en avant de la Ligne Maginot; cent mètres de terrain conquis puis abandonné; quelques images du "front", dont je me délectais lorsque ma grande soeur Berthe (21 ans), rentrant de son travail à Verviers, rapportait l'hebdomadaire "Match".

Pour moi, la guerre, c'étaient les crimes abominables des soldats allemands en l9l4, les odieux massacres perpétrés par eux à Herve et en cent autres lieux, la longue nuit de quatre années d'occupation, avec ses restrictions alimentaires, ses contrôles, ses vexations, ses arrestations, ses fusillades. Car, maintes fois, j'avais entendu déjà, le récit de toutes ces horreurs: alors que, âgé de quelque quatre ans, sagement assis sur un "passet" dans un coin du salon de coiffure de mon père, rue Moreau, 58, à Herve, j'écoutais la conversation des "grands", témoins ou presque victimes, vingt ans plus tôt, de la Furor Teutonicus retardée "nach Paris" par l'artillerie du fort de Fléron.


J'ouvre donc d’abord ci-après une longue parenthèse pour relater les événements
vécus par mon père au début de la première guerre mondiale.
Ainsi, le samedi 8 août l9l4 dans la matinée, une importante colonne allemande (du 39e régiment d'infanterie de réserve) avait fait halte au "Malakoff", partie haute de Herve. La chaleur était accablante. Sciemment excitée par la légende de prétendus civils francs-tireurs, effrayée par la mortelle précision des canons du fort de Fléron, la soldatesque prussienne (au ceinturon marqué de "Gott mit uns": avec l'aide de Dieu, donc...) n'avait pas tardé à s'égailler un peu partout dans la ville et à y faire la démonstration de ses criminelles aptitudes. D'abord curieux - puisqu'on ne connaissait des Allemands que leur participation déterminante à la catastrophe du l8 juin l8l5 à Waterloo (pour le malheur éternel de la Wallonie) - les gens rentrèrent précipitamment dans leurs demeures dès les premiers coups de feu, et l'inquiétude croissait au rythme du crépitement des premiers incendies. L'auteur de mes jours, Arthur HERMAN, alors célibataire et âgé de 25 ans, habitait à l'angle même (côté Battice), de la rue Moreau et de l'avenue Dewandre, et exploitait là un salon de coiffure pour hommes. Avec lui vivaient: Aimé-Joseph HERMAN, mon grand-père (depuis quelques années abandonné par ma grand'mère); mon oncle Alfred; ma tante Francisca, mon oncle Constant; et ma tante Mariette, cadette de la famille et âgée de seulement l4 ans.
Suivi de deux soldats, un officier allemand entra et, par signes, fit comprendre qu'il désirait se faire raser. Durant toute l'opération, les deux soldats, révolver au poing, tenaient mon père en joue. Au dehors, claquaient des coups de feu sans cesse plus nombreux; les ordres gutturaux des soldats se mêlaient à des cris d'épouvante ou de douleur. De plus en plus inquiet, mon père demanda à l'officier s'il y avait du danger. "Non, Mocheu, il n'y ba te danzé". Risquant néanmoins un coup d'oeil à l'extérieur en reconduisant ses trois indésirables visiteurs, mon père vit des soldats occupés à lancer des engins incendiaires dans la corniche de la maison ! Plusieurs cadavres de civils jonchaient la rue, où plusieurs immeubles flambaient comme des torches. Arthur HERMAN eut tout juste le temps d'entraîner ses proches dans la cave....

Bientôt, les assassins/pillards/incendiaires envahissaient la maison où on les entendait vociférant et saccageant le mobilier à grands coups de baïonnette, avant de céder les lieux aux flammes. Les voisins immédiats allaient être, soit abattus sur place, soit poussés, comme du bétail, jusqu'au-devant de Mélen, lieu-dit "Labouxhe", pour être massacrés au bord d'une tombe qu'ils avaient été contraints de creuser eux-mêmes ! Parmi eux, des "francs-tireurs" (!) âgés de l3 ans à peine. Pourquoi la famille HERMAN, quant à elle, n'avait-elle pas connu, elle aussi, ce sort funeste ? La réponse à cette question relève du domaine des hypothèses. On sait que jadis, la porte de cave n'était, fort souvent, constituée que de quelques planches tapissées comme le mur où elle s'attachait; on est dès lors amené à supposer que dans leur folie destructrice, peut-être, de surcroît, embuée de vapeurs d'alcool, les tortionnaires Huns ne l'ont pas remarquée... On ne le saura jamais.
Glacée d'effroi derrière ce frêle rempart, la famille HERMAN voyait approcher la phase finale. L'incendie faisait rage et la fumée commençait à s'infiltrer dans la cave. "Bijou, taisez-vous, n'est-ce pas !" commandait mon père à son chien, un petit bâtard très intelligent, d'habitude fort bruyant, mais qui, paraissant conscient de la gravité de l'heure, cette fois ne bronchait pas...
Tout à coup, dans un fracas sinistre, la maison s'effondrait, précipitant des éboulis et de la poussière sur les escaliers de la cave, dont la voûte, toutefois, tenait bon. Néanmoins, l'atmosphère devenant irrespirable, mon grand-père dit: "Récitez votre acte de contrition, mes enfants, nous allons mourir » !". Mais puisqu'il fallait mourir, chacun fut d'avis que mieux valait tenter une sortie et mourir ensuite à l'air libre . A coups de hache, mon père trancha la traverse en bois qui barrait le soupirail et risqua un regard dans la rue: elle était déserte. Prudemment, tous se hissèrent hors de la cave et s'éloignèrent en hâte de ce qui avait été leur foyer. Avec pour seule richesse les vêtements qu'ils portaient sur eux, les pitoyables sinistrés gagnèrent le bas de la ville, où les incendies faisaient toujours rage. De là, par Elvaux et Manaihant, ils parvinrent à Petit-Rechain, puis furent accueillis par les autorités communales de Dison et provisoirement installés dans une maison de la rue de Rechain.

Ces atrocités allemandes de l9l4 traversèrent mon esprit tel un éclair fulgurant, cependant que je bondissais de mon lit, en cette aube radieuse du 10 mai 1940. Enfilant en vitesse mes vêtements, je courus à la fenêtre, où m'attendait un spectacle tout nouveau pour moi: des dizaines d'avions passaient à haute altitude, volant plein Ouest et laissant, sur l'azur du ciel, de longues traînées blanches de condensation. A travers leur intense bourdonnement, je perçus tout d'abord les voix familières des voisins, eux aussi réveillés et scrutant le ciel. "Regardez un peu ici !" "Regardez un peu là-bas !" Toute la maison était d'ailleurs en émoi. Mon frère Joseph dévalait de la mansarde où il couchait. Ma soeur Berthe quittait tout juste la chambre qu'elle partageait avec ma grand'mère maternelle, tandis que ma mère s'efforçait, tout en l'habillant, de rassurer mon petit frère Henri, infirme de 4 ans et demi, incapable de se lever sans aide, et dès lors plus traumatisé que quiconque par ce remue-ménage inquiétant. Je fus bientôt dans la rue, où mon père s'était joint aux nombreux badauds intrigués. Il était, je pense, environ 5 heures du matin. Les escadrilles continuaient à passer imperturbablement. De temps à autre, comme pour rectifier son alignement dans la formation, un avion virait en miaulant, puis le ronronnement reprenait son rythme régulier, menaçant...

Le temps passait vite, tandis que la nouvelle courait de bouche en bouche: "C'est la guerre !" Une nouvelle dont nul ne connaissait l'origine. Mais qui donc prétendait que c'était la guerre ? Car, quelle était la nationalité de tous ces avions ? Où allaient-ils ? D'où venaient-ils ? Du reste, Adolf Hitler, Fûhrer de l'Allemagne, ne venait-il pas encore de garantir, de la manière la plus formelle, la neutralité de la Belgique ? Si bien que la veille, le jeudi 9 mai, toutes les permissions et congés avaient été rétablis dans les casernes belges. Et, dans une atmosphère dès lors plus sereine, André BASTAGNE, fiancé de ma soeur, soldat-milicien de la classe l939, avait regagné la caserne du fort de Battice après nous avoir dit - on l'évoquerait plus tard comme une sorte de prémonition - : "Jusqu'à demain...ou après...ou après...ou après...". De toute manière, dimanche ce serait la Pentecôte, une fête de deux jours que la température véritablement estivale rendait pleine de promesses.
On se rappela subitement - mon futur-beau-frère l'avait déclaré maintes fois - que l'incendie des baraquements/caserne abritant la garnison de Battice serait le signe confirmant avec certitude l'état de guerre. Je courus aussitôt sur la chaussée de Battice, jusqu'à l'endroit dénommé "Pont d'Arcole", près du château d'eau de Petit-Rechain. De ce lieu situé à moins de 100 mètres de notre habitation, la vue portait, au N-E, jusqu'aux abords de Battice. Quelques villageois du coin fixaient l'horizon, atterrés, incrédules: les baraquements du fort de Battice étaient en flammes ! Le ciel était entretemps redevenu silencieux, mais le doute ne semblait pourtant plus permis: c'était la guerre. Et j'avais très peur...
Je ne mangeai rien, ce matin-là; tout au long de mon existence, il en serait d'ailleurs ainsi dans mes moments d'intense émotion. Ma soeur "tchoulait" (pleurait) beaucoup. Ce n'était qu'un début, mais ne comprenant encore rien à l'Amour, j’allais devoir m’y habituer..


Vendredi 10 mai 1940, six heures du matin. Une détonation déchire un silence sans cesse plus pesant: le fort de Battice ouvre le feu ! Des années plus tard, on apprendrait que la première victime de ce premier coup de canon avait été...le Commandant du fort, le Major Bovy, dont une rue de Battice honore la mémoire pour les générations futures. Gravement malade et hospitalisé à l'Hôpital Militaire St-Laurent à Liège, il avait, dans la nuit, exigé d'être, sans délai, ramené au fort; et alors qu'il transmettait à la coupole l'ordre du premier tir, il avait été foudroyé par une crise cardiaque.
Mais le décor était planté; on pouvait lever le rideau sur la deuxième tragédie du 20e siècle. Ainsi, ce fort, ce géant de béton et d'acier dont les pieds prenaient appui à quelque 35 mètres sous terre et dont les massives casemates avaient tant de fois exalté mon imagination d'enfant, il allait servir, comme ses semblables de la ceinture fortifiée de Liège en l9l4, à barrer aux Allemands la route de Paris ! Essayer, à tout le moins...
Ma soeur se décida à aller aux nouvelles chez les parents de son fiancé; ils habitaient à peu de distance, au terminus même du tram n° 2 "Rechain-Dison-Stembert" (ce bon vieux tram ronronnant, appelé, par le "progrès", à être remplacé en l962 par un autobus polluant...). Eux savaient parfaitement à quoi s'en tenir. Et il s'avéra que c'est par eux que s'était propagée dans le village, jusqu'à nous finalement, la fatidique nouvelle "C'est la guerre". Voici comment. Au Fort, André BASTAGNE avait été commandé, dans la nuit, pour descendre à vélo jusqu'à Verviers, afin de remettre en mains propres à une douzaine de militaires de carrière, l'ordre de rejoindre d'urgence. Mission accomplie, il était parvenu, en tirant quelques coups de pistolet, à... réveiller ses parents pour les informer. Après leur avoir abandonné sa bicyclette, il avait arrêté une voiture automobile pour regagner Battice au plus vite. D'abord incrédule, et supposant même, face au pistolet braqué, qu'il était l'objet d'une agression, le chauffeur (qui se rendait en vacances...) s'était exécuté, avait donc fait demi-tour à l'entrée de Battice et était reparti vers Verviers, pleins gaz...
Nous attendions impatiemment le "journal parlé" de la radio; de l'INR, ainsi qu'on désignait alors la radio "nationale" avant qu'elle devînt la R.T.B., puis en l977 - reconnaissant enfin notre véritable identité d'enfants de la France - la r.t.b.F...


A 6 heures 30, succédant à l'indicatif musical familier (quelques notes de "Où peut-on être mieux qu'au sein de sa famille", de Grétry) et à la ritournelle de notre mensonger et macabre hymne "national", une voix grave sortit de notre premier récepteur de T.S.F., un SBR que mes parents avaient acheté en été l938, alors qu'un certain Hitler, synthèse des nouvelles aspirations «touristiques » du peuple allemand, commençait à se mettre en vedette de l'actualité politique. Quarante ans plus tard, je ne me souviens plus de tout ce qu'a pu raconter ce "journal parlé" historique, mais je garantis, mot pour mot, l'exactitude de sa première phrase, jaillie par tant de fenêtres déjà ouvertes sur un matin radieux: "Sans ultimatum, sans note, l'Allemagne a attaqué ce matin, la Belgique, la Hollande, et le Luxembourg". Dans le même communiqué, une autre phrase nous frappait comme une agression personnelle car elle concernait le terroir ancestral: "La gare de Jemelle est en flammes". Ce fut à partir de ces informations de source officielle que le village prit une physionomie nouvelle. Bientôt, les premiers fuyards se mirent à passer vers l'Ouest, à pied, à vélo, en voiture parfois. Isolément ou par familles entières, lourdement harnachés de sacs, ployant sous d'énormes valises, à la fois muets d'inquiétude et ravis d'être en route...vers l'Inconnu. C'est quand je voyais passer ces gens que ma propre détresse augmentait, car, fort curieusement, c'est dans la présence de tiers que je trouvais quelque réconfort. Ma famille seule ne me rassurait pas, et je ne cessais de gémir pour que l'on se mît en route, nous aussi, comme un tel, comme les X, comme les Y, comme les Z, que je venais de repérer dans le cortège sans cesse plus nombreux des heureux "partants". Mais j'avais beau pleurer et supplier, mes parents semblaient indifférents à la panique se généralisant, tout au moins au réflexe moutonnier bien connu. Je n'arrivais pas à comprendre pourquoi mon père, témoin de la barbarie allemande en l9l4, ne paraissait pas la redouter en 1940. Peut-être n'était-ce que l'appréhension de falloir courir les routes avec son enfant infirme, qui motivait ses hésitations.. ( ? ).
L'exode moderne, celui de1940, était donc bien en cours, sur un fond de détonations de plus en plus nourries lesquelles, nous parvenant des quatre points cardinaux, indiquaient que l'artillerie de Battice n'était plus seule dans la danse. Tantôt, c'était un coup sonore et sec tel un coup de départ, tantôt c'était comme le rugissement d'une arrivée, où on croyait même parfois déceler une dégringolade de pierres et de briques. Où ? Impossible de le supputer. Des avions vrombissaient à nouveau très haut dans le ciel, mais plus dispersés qu'à l'aube. Pas un instant, l'idée ne m'effleura d'aller voir si l'école était ouverte, alors que l'heure de m'y rendre était déjà passée: les événements rendaient cette chose dérisoire.


Ce matin-là, Walthère DEROUAUX, le brave garde champêtre de Petit-Rechain, avait fort à faire, on le devine. Il courait partout, l'air grave et soucieux. Il vint chez nous pour notifier à mon grand frère Joseph (l8 ans et demi), l'ordre de se présenter au rassemblement des jeunes gens du village, évacués obligatoires parce que proches de l'âge de porter les armes (officiellement désignés comme C.R.A.B.). Peu après, ayant réuni un peu de linge et quelques victuailles, Jojo nous embrassa et alla rejoindre ses camarades; un autobus du "Garage du Perron" les emmena vers une destination inconnue. Mes onze ans ne perçurent évidemment pas combien ce départ fut pénible pour mes parents, voyant leur fils - un enfant encore - déjà et brusquement sélectionné pour la guerre, pour la Mort peut-être. Le départ de "grand frère" me troubla donc peu, me valut même un brin de jalousie pour celui que son âge habilite à "rendre les coups", et...accrut encore ma peur ainsi que mon exaspération devant mes parents toujours indécis. Sans cesse dehors et constamment aux aguets, je ne perdais rien des préparatifs des voisins proches, ni de leur départ. Lentement, inexorablement, le quartier rue de Battice (la nôtre !), rue de Dison, rue Bonvoisin, rue L-B Dewez, place Xhovémont, se vidait de ses habitants. Seuls restaient généralement quelques vieillards, inconscients du danger ou peu attachés à un avenir que l'âge...plaçait déjà fort loin derrière eux.
Quelques soldats belges à vélo arrivèrent de la direction de Dison ; harassés par l'effort de la montée sous un soleil déjà ardent, ils mirent leurs fusils en faisceaux et se laissèrent choir juste sur le trottoir assez large qui courait devant nos fenêtres, dans l'ombre de la maison. C'étaient des gars porteurs du béret bleu foncé; on les appelait des "garde-frontière". A mon vif désappointement, ils ne tardèrent pas à se remettre en route, vers Battice.

Puis ce fut l'arrivée inopinée du frère de ma mère, mon oncle Albert FASSOTTE. Tôt le matin, à vélo, avec ma tante Louise transportant ma cousine Irène (5 ans et demi), il avait quitté son domicile de Herbesthal, commune de Lontzen - territoire assurément prussien, objet des manigances des politiciens de l8l5 et de l9l8 - que les Allemands n'allaient pas tarder à récupérer en priorité; après avoir mis en lieu sûr femme et fille chez ma tante Barbe et marraine, rue du Paradis à Andrimont, il venait embrasser sa mère avant d'aller faire son devoir.
Je n'appréciai guère la visite de l'oncle, compte tenu du nouveau retard qu'elle apportait à notre éventuel départ: décidément, seuls les membres de ma famille ne semblaient pas pressés de fuir vers l'Ouest. On discuta des événements, des perspectives, des nouvelles et des rumeurs. Que de temps encore perdu, alors que, pour sûr, les Barbares s'avançaient vers nous !
Enfin, décidée, en tout état de cause, à se retirer dans sa maison qu'elle possédait encore "à Halleur", actuelle route de Mariomont, territoire de Stembert, ma grand'mère s'ébranla, bientôt suivie par son fils. Quelle heure était-il à ce moment ? Dix heures du matin, je pense.


Ma soeur avait rapporté la nouvelle que les parents de son fiancé se préparaient à partir, eux aussi. Mes parents décidèrent alors que nous partirions ensemble. Alleluia ! On ne dut pas insister pour me faire aider aux préparatifs, lesquels furent seuls capables de me faire quitter le rue, où j'errais depuis l'aube. Les choses à emporter ne manquaient pas, d'autant que dans l'appréhension lucide de la dernière, la toute dernière guerre (pour préserver, selon la motivation classique, les valeurs de la civilisation chrétienne), ma mère avait stocké au rez-de-chaussée (réservé à ma grand'mère car nous occupions alors l'étage de l'annexe de la maison),notamment, des haricots, du sucre, du macaroni, du savon même. Mais pour ne pas avoir bien compris le problème des priorités, j'eus droit à une sévère réprimande à l'instant où je glissais sereinement dans l'une des valises,...mes albums d'images "Chocolat Aiglon" ! C'était, à l'époque, tout mon patrimoine mobilier. A regret, je dus retirer mes albums.
Et le chat ? Un beau "Arlequin" qui me regarda, fort perplexe, quand, dûment autorisé, je lui allongeai dans le coin de notre petite cour, un énorme beefsteak qui…ne lui était normalement pas destiné..
Toutes dispositions prises...sauf - erreur funeste - retirer de notre petite vitrine rue Bonvoisin, quelques bouteilles de liqueur et d'alcool dont nous avions un dépôt, on ferma les portes à double tour et on partit. Enfin ! Il était plus d'onze heures. A l'affût près de la fenêtre de leur appartement au 2e étage rue Nicolas Arnold, 6, les parents du fiancé de ma soeur nous virent descendre la rue Laurent-Benoît Dewez, et ils se joignirent aussitôt à nous, avec leur chien cocker qu'on appelait "Roda". Ma mère conduisait une poussette où "Lily" (ainsi avait-on toujours désigné mon petit frère Henri) se recroquevillait toujours davantage à chacune des détonations qui continuaient à accompagner notre progression vers le village de Grand-Rechain. D'où tirait-on ? Sur quoi ? Impossible de le deviner. Mon père conduisait une autre poussette, de construction plus sommaire, dont les accoudoirs supportaient deux énormes valises pleines à craquer. Ma soeur Berthe cheminait, tenant son vélo à la main. J'emmenais, moi aussi, mon vélo, tantôt marchant à côté, tantôt roulant quelques dizaines de mètres en avant de notre petit groupe. Des couvertures étaient arrimées sur chaque porte-bagages. Il faisait un temps superbe et dejà chaud, mais ma satisfaction fut de brève durée. A peine avions-nous dépassé la place du village de Grand-Rechain que nous butions contre l'une de ces obstructions déjà préparées depuis de longs mois, et qu'on appelait une "chicane": énorme mur à peine interrompu, barrant la route de part en part, quasiment d'une façade à l'autre ! Impossible, avec une poussette, de se faufiler de l'autre côté... Le temps des adieux était donc déjà arrivé.
A cinq, nous nous dirigeâmes vers le cimetière de Grand-Rechain, direction Tribomont. Mes parents paraissaient avoir décidé de gagner Cornesse dans un premier temps. A Cornesse en effet, quelques mois auparavant, ils avaient acheté (dans l'angle N-O de la place de l'Eglise, un peu en retrait) une vieille maison à restaurer. Complètement désemparés par la maladie de Lily (sur laquelle les médecins ne pouvaient...ou ne voulaient mettre un nom), ils caressaient le chimérique espoir que "le bon air" de Cornesse arrangerait les choses. Depuis les premiers signes du printemps, mon père passait tous ses loisirs dans cette vieille bicoque. Le dimanche après-midi essentiellement, dès fermeture de son salon de coiffure, il enfourchait son vélo traînant une petite remorque bricolée, où s'entassaient seau, pelle, bêche, rateau, et objets divers jugés utiles aux travaux en cours; il ne reparaissait qu'à la tombée de la nuit. Certains jours, après son travail à Ensival, Jojo, mon grand frère, se rendait également là-bas où il avait entrepris le renouvellement intégral de l'installation électrique.
C'est donc à Cornesse qu'on allait, nous éloignant du secteur d'opérations du fort de Battice...pour nous enfoncer dans celui du fort de Tancrémont, qui, lui aussi, y allait de bon coeur. Banggggg! Banggggg ! A chaque nouvelle détonation, nous courbions instinctivement l'échine et accélérions l'allure. "Mon Dieu, Arthur !" gémissait ma mère, cependant que Lily, qui avait demandé qu'on relevât la capote de sa poussette, s'y engonçait toujours un peu plus, muet de peur. Berthe sanglotait de temps à autre; comme moi, elle eût souhaité poursuivre la route avec les parents d'André, dont la compagnie, sans doute, la rassurait quelque peu, elle aussi. Hélas, la chicane avait modifié le programme, si tant est qu'on pût parler de programme. Car, alors que, laissant sur notre gauche le Château de Sclassin, nous coupions la route Ensival-Soiron, ma mère décida... qu'on allait s'arrêter à l'Hospice St-Germain tout proche, pour y saluer la Cousine Catherine ! D'un âge fort avancé, cette personne était, je pense, une cousine germaine de Barbe, ma grand'mère maternelle, et ROUFOSSE comme elle. L'une ou l'autre fois, elle nous avait rendu visite à Petit-Rechain, mais, à mon sens, cela ne constituait pas une excuse valable pour retarder davantage, en ces heures graves, une progression qui m'avait tout l'air d'un "chemin de croix". La vue de la Cousine Catherine m'agaçait d'ailleurs toujours prodigieusement, et l'impitoyable cruauté de mon âge se trouvait encore exacerbée par l'atmosphère menaçante de ce 10 mai 1940. Pourquoi ? Eh bien parce que la Cousine Catherine, ma parente (la vôtre aussi, peut-être), outre sa très petite taille, sa tête toute menue, son visage profondément ridé et sa bouche édentée, avait un crâne aussi glabre que Yul Brynner... et qu'elle "camouflait" par un vilain filet aux mailles épaisses ! Un filet de camouflage, quoi... Pendant les palabres prévisibles, je trompai mon impatience en faisant à vélo quelques tours au-devant de la Maison de Retraite.



Enfin, on se remit en route et on atteignit Cornesse, qui semblait abandonné de presque tous ses habitants. Contrastant avec la chaleur qui régnait à l'extérieur, une fraîcheur quasi bienfaisante nous assaillit dès le seuil de notre future maison; impression à quoi se substitua bientôt une odeur de renfermé, de vieux, de plâtre, et de ciment, qui était habituelle à l'endroit. On commença par descendre dans la cave, le vélo de Berthe, puis le mien. On se débarbouilla sommairement, et, sans doute, prit-on quelque nourriture, la première de cette journée, pour ce qui me concerne. On en profita pour inspecter l'état d'avancement des réparations en cours; rentrant brusquement dans la première pièce, là où quelques jours plus tôt, mon frère avait posé interrupteurs et prises de courant, j'y surpris mes parents pleurant doucement... Car où était Jojo, à cette heure ? Mais sapristi, qu'est-ce qu'on a bien pu foutre là, dans cette maison/ chantier, pour parvenir seulement en début de soirée, via "Cromhaise" et le chemin du Bois d'Olne, sur la route de Soiron à Nessonvaux, au carrefour de la route de Froidbermont/Olne. A cet endroit précis, nous eûmes la surprise de rencontrer Monsieur MOXHET, père de mon petit camarade Henri. Arrivant de Kortrijk (!) où sa profession le retenait tout au long de la semaine, il se traînait vers son domicile de Petit-Rechain, où sa famille résidait place Xhovémont. Traversant l'agglomération de Nessonvaux/Fraipont, nous arrivâmes, par la nationale n° 39, à la chaussée Verviers-Liège, la nationale n° 3l. Mon père nous désigna sur la gauche, une maison, à l'intersection même de ces deux voies publiques: c'était la maison, déserte et fermée, de sa soeur, ma tante Mariette épouse d'Alexis DERREZ (à cause de ces classiques et absurdes brouilles qui déchirent les familles, je ne devais faire sa connaissance qu'en l945).

On tourna à droite vers Liège, suivant à présent la vallée de la Vesdre, plein Ouest enfin ! Les collines entre lesquelles nous avancions répercutaient sinistrement, en un grondement sans fin, le bruit du canon. Comme les vélos avaient été intentionnellement planqués à Cornesse, Berthe et moi avions les mains libres pour, de temps à autre, aider à propulser la poussette de Lily ou celle qui transportait tous nos biens. On avançait en silence, aussi vite qu'on pouvait, précédés et suivis de groupes d'autres fuyards pareils à nous-mêmes. On atteignait, à ce moment précis, l'extrémité Ouest de l'endroit dénommé "Longtrat", là où la voie ferrée tangente la route; nous suivions d'assez près un groupe au sein duquel, sur une charrette à main, un vieillard était étendu. Mon père ralentit quelque peu l'allure et nous souffla, à voix basse: "Lu pôv' vî homme vé d'mori..." .( le pauvre vieillard vient de mourir…). Ce fait allait demeurer gravé dans ma mémoire, et, au fil des années, j'eus plusieurs fois le désir de satisfaire ma curiosité. Qui était ce malheureux dont, sans nul doute, le décès avait dû être déclaré à la mairie du lieu, celle de Forêt en l'occurrence ? C'est en l977 que l'occasion m'a été donnée d'apprendre, par l'acte de décès, qui était ce pauvre vieux: "MINEUR Jacques Paschal, veuf PIRON Marie, né à Verviers le 6 septembre l868, domicilié à Verviers, rue de la Vesdre, l2, décédé à "Longtrat" le 10 mai 1940 à 6 h et demie du soir".
Ma mémoire n'a pas retenu qui ou quoi, à l'entrée dans Trooz, nous a dirigés vers l'école du hameau de La Brouck, déjà envahie par de nombreux "réfugiés" ; ni si nous absorbâmes là, en guise de souper, quelque nourriture. Il m'est resté, par contre, que nous passâmes la nuit dans une classe, recroquevillés sur l'estrade, assurément trop étroite, où ma mère avait étendu une couverture. Ainsi, en l'espace de quelques heures, une classe de l'école de La Brouck était devenue la chambre à coucher commune de gens venus d'un peu partout, nivelés par la peur, l'angoisse du lendemain. De formidables détonations se succédaient quasi sans interruption, des "bangggggggg" secs et sonores accompagnés de fulgurants éclairs; des initiés les attribuaient aux canons du fort de Chaudfontaine, accroché, en effet, tout là-haut, presqu'au-dessus de notre misérable abri. Détonations et longs éclairs se suivaient comme en un effroyable orage. Ces lueurs menaçantes me donnaient l'occasion d'apercevoir un bref instant mes voisins; parfois, c'était le faisceau de la lampe de poche de quelqu'un qui se rendait aux toilettes. Mon petit frère Lily devait être "mort de peur" ; "Maman !?" chuchotait-il sans cesse. "Je suis là, mamé", répondait ma mère tout en s'évertuant, rassurante, à saisir sa pauvre petite main de myopathe à l'avenir si court... Des bébés pleuraient. Tout cela avait quelque chose de hallucinant, d'irréel. La nuit me parut interminable bien qu'on ignorât de quoi serait fait le lendemain. Meurtri par une position inconfortable, j'aspirais tout naturellement à me lever et à partir, à fuir plus loin. Ma vieille habitude d'avoir l'appétit coupé par un événement dramatique joue, une fois de plus, un sale tour à ma mémoire puisque, pas plus qu'au soir du 10 mai 1940, je n'ai, semble-t-il, ingurgité quoi que ce soit à l'aube du 11 mai ! Ce n'est pas possible assurément.


Nous nous remîmes en route, très tôt sans doute, débouchant sur la nationale n° 3l, direction "Liège", par la passerelle des "Laminoirs de la Rochette" (chaque fois, la vue de cette passerelle déclenche dans ma tête, la projection du film de ces mémorables journées). On avançait bien, courant parfois une dizaine de mètres lorsqu'un crépitement insolite y incitait naturellement. Je n'éprouvais nulle fatigue, l'énergie étant fournie par mon souci de distancer l’envahisseur, que je ne connaissais encore que de réputation. On finit par arriver à hauteur du pont de Fragnée, vers lequel de nombreux civils se précipitaient. Une clameur nous parvint alors plus précise: "Allez, allez, dépêchez-vous, le pont va sauter !" criaient une poignée de soldats belges. On fonça, tête baissée, vers l'autre extrémité du pont puis on se dirigea vers Cointe, au hasard des rues. Rafales. Des balles me semblèrent frapper le pavé à peu de distance, avec un claquement sec. "Mon Dieu, Arthur !" gémissait ma mère. Bien que la rue monte, on accélère l'allure. Vers la fin de l'avant-midi, nous progressions dans la rue St-Nicolas, où, comme en d'autres lieux, des gens sur le seuil de leur habitation regardaient passer, apitoyés, les groupes de ceux qu'on appelait des "évacués". Une petite femme laide, bossue, nous regarda alors que nous faisions halte un court instant sur son trottoir pour rajuster quelque peu le chargement de valises déséquilibré par les cahots. Sans doute jugea-t-elle Lily bien grand pour occuper une poussette puisqu'elle demanda à ma mère: "Qu'a-t-il, Madame, votre petit garçon ?" "Il ne marche pas !" répondit ma mère. "Mon Dieu ! Mais ne continuez pas, cela ne sert à rien. Entrez chez moi..." dit-elle alors. Nous étions prêts à poursuivre notre chemin, mais elle se fit si gentiment insistante qu'après quelques instants d'hésitation, nous nous retrouvions, chez elle, l'objet du plus généreux empressement. Cette petite femme (née en l897), laide, bossue, mais au grand coeur, c'était "Germaine" BOURDOUXHE, rue St-Nicolas, 458, à Liège. Au rez-de-chaussée; la maison comportait une chambre à coucher en façade; une petite cuisine y faisait suite, donnant sur une cour. Au fond de cette cour et dans le prolongement du vestibule, un arrière-bâtiment abritait des locataires, un ménage de vieux pensionnés du nom de BERX, avec Virginie, leur fille célibataire. Un carrelage mural blanc ajoutait à l'exquise propreté de la cuisine où nous nous trouvions non seulement à l'étroit mais quelque peu gênés; beaucoup d'images pieuses et aussi, encadré, un poème célèbre consacré à la mère. Poème qui se terminait par: "Et le seul mal qu'elle puisse jamais nous faire, c'est de mourir et de nous abandonner...".
Faut-il dire que la nouvelle situation ne "m'arrangeait" pas, mais alors pas-du-tout ! Ne faisant pas plus d'étapes que nécessaire, les Allemands allaient sûrement apparaître d'un moment à l'autre. Et puis ...toujours et plus que jamais traumatisé par la perspective de devoir ingurgiter des aliments non préparés par ma mère, je me demandais avec angoisse quel serait le premier menu là où nous nous trouvions à pension complète. Plus aucun souvenir ne me reste à cet égard. Probablement parce que, en revanche, je me rappelle très bien qu'ayant jugé très vite les qualités ménagères de ma mère, Madame Germaine lui avait aussitôt délégué tous pouvoirs pour diriger l'Intendance, éliminant, du même coup, mes appréhensions particulières.
Des gens, dans les équipages les plus divers, continuaient à se traîner vers l'Ouest. On entendait de fréquentes détonations dont nous ne pouvions déterminer la nature et l'origine. Nous étions sans nouvelles des combats, et, trop souvent à mon gré - je l'ai déjà dit - ma soeur versait des larmes sur le sort inconnu de son fiancé. Quelle était la situation du fort de Battice, que je n'hésitais pas, dans mon exaltation de gosse, à considérer véritablement comme "mon fort" ?! Reprenant mes habitudes d'indépendance, je ne tardai pas à effectuer des reconnaissances aux environs, rendant mes parents légitimement inquiets, car, sans nul doute, sur le territoire de Liège, rempart de Paris contre les Allemands, rempart de la France, le danger était partout présent. Reconnaissances peu excitantes d'ailleurs, puisque ce n'étaient que rangées monotones de maisons aux façades noircies, partiellement descendues dans le sous-sol instable truffé de galeries de mine; que halls d'usines; que terrils ; que rues inégales en gros pavés, courant à travers des quartiers gris et tristes que la lumière intense d'un printemps toujours radieux ne parvenait pas à me rendre sympathiques. ô, Petit-Rechain ! ô, vertes prairies de mes ébats !
Deux de ces reconnaissances apportèrent néanmoins quelque chose de concret. D'abord, j'eus l'occasion d'acheter dans une petite épicerie toute proche, le dernier bâton de chocolat ; c'était de l'excellent chocolat fondant, marque "Robin des Bois". Ensuite, je tombai pile sur un monsieur qui n'était autre que mon oncle Constant (frère de mon père), qui s'inquiéta de me voir circuler seul. A l'instar de nous mêmes et pas bien loin d'ailleurs, il était hébergé avec sa famille chez d'autres Liégeois au coeur généreux. Rencontre fut convenue, avec promesse de passer chez lui à Bois-de-Breux/Jupille s'il nous arrivait de nous replier vers l'Est, ce dont il n'était pas question à ce moment ! Je flânais un peu dans toutes les directions. De l'extrémité de la rue de la Coopération, on apercevait au loin la ronde d'avions allemands en piqué sur ce que Madame Germaine affirmait être le fort de Hollogne-aux-Pierres. Plusieurs fois, un vacarme insolite nous fit plonger dans la cave; protection combien illusoire puisque, non seulement elle n'était pas voûtée, mais assise sur un sol véritablement mouvant, où, selon Madame Germaine, on pouvait entendre parfois le bruit des mineurs au travail juste au-dessous !
Nous couchions dans la pièce en façade, au rez-de-chaussée, Madame Germaine à l'étage. Ma place était au pied du lit et en travers ! La fenêtre à rue était grande ouverte, mais on avait complètement descendu le volet mécanique. Il faisait chaud, l'air manquait, et, malgré mon jeune âge, dormir consistait à attendre le jour...


Une nuit, (je pense que c'était celle du l2 au l3 mai, notre deuxième nuit rue St-Nicolas), un charroi infernal passait en trombe devant la maison, et, de temps à autre, on entendait vociférer en allemand. Tout à coup, quelqu'un heurta violemment du poing contre le volet en criant avec impatience: "Le chemin te Pièrzè !?" "Le chemin te Pièrzè !?"... Bref instant de panique générale dans notre "chambre à coucher" plongée dans la plus totale obscurité; puis, retrouvant des aptitudes linguistiques sans emploi depuis un quart de siècle (et trouvant en même temps le chemin de Bierset...), ma mère cria: "Gerade aus !" (tout droit). Lorsque le jour parut, je pus voir, pour la première fois de mes propres yeux, des soldats allemands... Ainsi, sans nul doute, la Meuse était franchie par l'ennemi et notre exode n'avait plus aucun sens, mais des nouvelles ou rumeurs contradictoires empêchaient mes parents de décider le retour à Petit-Rechain.
Semblant trouver quelqu'agrément (ou sécurité ?) en notre compagnie, Madame Germaine ne semblait guère pressée de nous voir déguerpir. Néanmoins, le mercredi 15 mai 1940, échos, rumeurs, "nouvelles" recueillis au hasard des conversations affirmaient que tous les forts de la position fortifiée de Liège s'étaient rendus, ce que permettait de croire un imposant charroi militaire allemand poussant vers l'Ouest, quasi sans interruption. On entendait bien tonner le canon, mais sans pouvoir déterminer d'où cela provenait. Mes parents décidèrent alors qu'on rentrerait à Petit-Rechain le lendemain.


Jeudi l6 mai1940. La matinée se passa en préparatifs, puis, après le repas de midi, on prit congé de Madame Germaine. Cette fois vers l'Est, les deux poussettes se remirent à cahoter sur les pitoyables voiries du quartier des "Bons Buveurs". On fit une brève halte place St-Nicolas, pour dire au revoir à Madame Henriette, autre Liégeoise au grand coeur, amie de Madame Germaine chez qui on avait fait sa connaissance. La guerre n'ajoutait manifestement rien au drame qui avait marqué la vie de Madame Henriette: quelques années auparavant, sa fille unique (dont la photo trônait partout dans l'appartement) était morte à l'age de l9 ans. Ma mère n'avait plus que sept mois, jour pour jour, avant de vivre une expérience similaire; quant à moi, indifférent, j'avais encore 37 années de répit !
Mon père semblant avoir une bonne connaissance des rues de l'agglomération liégeoise, on atteignit sans difficultés la rive de la Meuse, aux environs de l'actuelle passerelle Saucy. J'aperçus le pont des Arches, dont les arches trempaient lamentablement dans les eaux du fleuve; il avait sauté comme tous les autres, aussi fut-ce dans un grand "bac" qu'on passa sur la rive droite. Via Bressoux, on gagna Jupille où, - chose promise, chose due, - on se rendit chez l'Oncle Constant HERMAN, rue de Bois-de-Breux, 33l. On grimpa ensuite vers Fléron...où une grosse surprise nous attendait quand on parvint au carrefour de la chaussée de Battice et de la route vers Ayeneux: le fort de Fléron tirait rageusement, et, dans le même temps, une meute d'avions allemands piquaient à mort en direction de ses coupoles en miaulant . Quelques dizaines de mètres plus loin que le carrefour de la route vers Trooz, la chaussée était barrée par une chicane qu'on contourna en passant par une prairie dont la haie avait été interrompue dans ce but. Au moment où nous reprenions notre progression sur la chaussée, au-delà de la chicane, on apercevait les coupoles du fort de Fléron, flammes et fumée sortant des canons; les avions allemands déversaient leur cargaison de bombes, des mitrailleuses crépitaient. Ainsi, le fort de Fléron résistait toujours, et à vrai dire, nous en étions si proches que notre situation était assez périlleuse... Courant plutôt que marchant, on atteignit le village d'Ayeneux. Près de l'église, qui n'était plus qu'un énorme amas de pierres et de briques, mon père rencontra fortuitement un Hervien de ses connaissances. Hagard, comme hébété sans qu'on en pût deviner le motif, l'homme nous supplia de ne pas poursuivre notre route: "Arthur, nu vass' né pu lon; c'est comme en quatwasse, les Allemands touwè to'l monde !". (Arthur, ne continue pas, c’est comme en 1914, les Allemands tuent tout le monde !). Peut-être mon père revit-il en pensée, un bref instant, les dramatiques événements relatés au début du présent récit; il n'en laissa toutefois rien paraître, et l'on continua, par le Thier du Grand Hu et la chaussée de Wégimont, vers Soumagne. Le temps demeurait obstinément beau, et l'air était encore chaud en début de soirée, tandis que nous montions la route du "Bois Levêque", vers Xhendelesse. A l'entrée de ce dernier village, comme la soif se faisait sentir, mon père suggéra une brève halte au "Café Brouwers", où j’avalai, quant à moi, un verre d'eau gazeuse additionnée de menthe. Le canon tonnait toujours, au loin. Qu'était-ce ?


Les deux poussettes se remirent à cahoter sur la route inégale et poussiéreuse. Cours-à-Xhendelesse, Stockis, Grand-Rechain. Comme abandonné, ce village était silencieux et désert. Le soir tombait. Quand on sortit du dernier virage, à hauteur de la ferme Depairon, l'image de l'occupation ennemie nous apparut comme une authentique réalité: une patrouille gravissait lentement la rue de Grand-Rechain. On croisa, avec un peu d'inquiétude, ces soldats vert-de-gris, casqués, impassibles, arme à la bretelle, dont les lourdes bottes noires martelaient sinistrement le sol, en cadence. Il était environ 20 heures 30. Comme Grand-Rechain, notre village semblait, lui aussi, déserté par toute sa population, mais dès que nous arrivâmes sur le trottoir de notre maison, notre voisin (et tailleur) Jacques DELHASE accourut au-devant de nous. "Venez chez nous, dit-il, vous ne sauriez pas rentrer dans votre maison; les Allemands s'y sont introduits et ont tout pillé. L'Administration communale a fermé et scellé les portes en attendant votre retour...!" . Une vieille dame demeurant en face, Mlle FRAIPONT, vint alors nous raconter la frayeur qui s'était emparée du quartier lorsque, ayant repéré dès leur arrivée, les quelques bouteilles d'alcool que mon père avait malencontreusement laissées en vitrine (côté rue Bonvoisin), des soldats ennemis avaient forcé notre porte...pour ressortir peu après, ivres et menaçants ! Dans l'immédiat, c'était, pour nous, l'impossibilité de rentrer avant le lendemain. Force fut donc d'accepter l'invitation d'hébergement chez Monsieur et Madame DELHASE, qui nous informèrent que le fort de Battice tenait toujours... On commençait d'ailleurs à s'en douter, attendu que la canonnade ne cessait pratiquement pas. Le campement s'organisa donc chez DELHASE; comme lit, il m'échut (au rez-de-chaussée) une table ronde, bien sûr trop courte, d'où je me levai tout ankylosé, dès que je le pus, le l7 mai l94O. Sur requête de mon père, le garde champêtre DEROUAUX vint remettre à notre disposition, notre maison quittée juste une semaine plus tôt. Quelle semaine !
Alors on fit l'inventaire. Haricots, riz, sucre, savon, que ma mère avait prudemment stockés, avaient disparu. Aussi, cela va de soi, le stock commercial de vins, liqueurs, alcools, tabacs, cigares, et cigarettes. Les Huns avaient aussi emporté une dizaine de livres qui s'ennuyaient dans la mansarde: des oeuvres de Schiller, de Goethe, et de Lessing, imprimées en gothique (brrrr !), que ma mère détenait depuis son séjour en Allemagne, avant l9l4. Le poste récepteur de radio ne fonctionnait plus; manifestement, il avait été intentionnellement branché en 110 volts sur le secteur 220, pour être mis hors d'usage. Enfin, le dessus du meuble appelé "dressoir" nous parut bizarre. Sa petite étagère avait, en effet, été délestée de son ornement: 4 fois 5 cartouches de guerre sur languette-chargeur, que ma mère avait reçues de son frère Henri, après l'autre guerre. Belles et longues cartouches allemandes qu'elle astiquait soigneusement au "Sidol" presque chaque semaine (travail que j'assumais parfois). Cartouches assurément reparties pour l'Allemagne devenue "le Grand Reich"...

Le village était bourré de troupes et de matériel. L'école demeurant fermée, j'avais le loisir de déambuler partout et d'observer. Les Allemands "puaient" le cuir de leur équipement, une odeur que conserve, si j'ose dire, ma mémoire. Ils étaient très corrects, aimables presque; plus tard, j'apprendrais qu'ils avaient reçu la consigne de faire du charme avec les populations: pour commencer. Ils occupaient, notamment, le "Garage du Perron" juste en face de nos fenêtres d'où on les apercevait découpant d'énormes quartiers de viande sur une grande et massive table disposée tout au-devant. Une "cuisine roulante" postée au coin de la chaussée de Battice et de la place Xhovémont, exhalait un fumet de bonne soupe. Tout ceci n'avait sans doute pas échappé à la vigilance de notre chat. Le lendemain même de notre rentrée, on devait le trouver dans notre vieille remise, étendu sur sa couchette habituelle, les yeux vitreux, déjà presque sans vie. Une horrible plaie couvrait largement son dos dont le beau pelage noir-roux-blanc était maculé de sang. On supposa qu'ayant tenté de chaparder un bout de viande, Minet avait été fusillé par le boucher Boche, boucher deux fois, histoire de se faire la main. Notre pauvre chat ne tarda pas à expirer, et mon père se mit en devoir de dépaver un demi-mètre carré de notre petite cour (on n'avait rien d'autre), pour l'enterrer.

Papa avait rouvert son salon de coiffure, où des soldats allemands se pressèrent
aussitôt ; ils avaient soin de toujours placer leur chaise contre les portes d'accès au salon, sûrement pour éviter quelque surprise mortelle... Un silence gênant accompagnait le travail de mon père, parfois rompu par une initiative linguistique de l'une ou l'autre des parties: un ou deux mots d'allemand approximatif, un ou deux mots de français boîteux. La situation s'améliorait si ma mère entrait en scène avec des phrases complètes, parfaites, jaillies du souvenir de ses jeunes années. Alors les soldats ennemis "bavaient" d'étonnement admiratif à l'évocation de son séjour doré "in Oberschlesien" et à Berlin où elle avait vu le "Kronprinz", etc. Eux parlaient de cette "sale guerre voulue par les capitalistes anglais" !


Mais ces palabres n'étaient, pour ma mère, qu'un astucieux préambule à une question importante: "Qu'allait-il advenir du fort de Battice, et quand ?" Lorsque les soldats apprirent ainsi que le fiancé de ma soeur y était, ils prirent un plaisir sadique à répéter sans cesse: "Battice, alles kaput, 5OO Toten !". Ma soeur recommençait tout aussitôt à pleurer.
Entretemps, le fort de Battice continuait à remplir vaillamment sa mission, en collaboration avec son abri cuirassé d'observation, le MM3O5, situé à Manaihant. De temps à autre, un détachement allemand avec tout son arsenal fonçait vers le Nord, sur la chaussée de Battice (où je m'interdisais encore de m'aventurer, fût-ce jusqu'à hauteur du château d'eau); cela tirait, crépitait, puis, le détachement - ou ce qu'il en restait - dévalait en hurlant et en jurant, jusqu'au centre du village. Trois cadavres en uniforme gris furent mis en bière à 2O mètres de chez nous et immédiatement portés au cimetière, oû ils demeurèrent inhumés quelque temps, avant de rejoindre ce cher Grand Reich qu'ils auraient mieux fait de ne jamais quitter. Un autre, officier probablement, fit aussi les frais de l'une de ces opérations contre "mon" fort. Celui-là reposa quelques heures parmi ses frères d'armes qui occupaient une grosse maison bourgeoise sise juste à l'angle de la place Xhovémont et de la rue Laurent-Benoît Dewez: la maison d'une vieille dame riche, et en fuite elle aussi, la dame Bastin. Flairant quelque chose d'exceptionnel, je grimpai à temps dans mon poste d'observation (une fenêtre de la mansarde) pour voir sortir un cercueil enveloppé du drapeau allemand noir-blanc-rouge, garde d’honneur et sonnerie de clairon.

L'artillerie de Battice et d'ailleurs continuait de tonner, parfois de façon inquiétante. Dès notre rentrée en notre maison, on avait pris l'habitude coucher tous dans le salon de coiffure, par terre sur des matelas que l'on reportait à l'étage chaque matin: je ne sais dans quelle illusion de sécurité, puisque, alors que la cave voûtée n'inspirait déjà pas confiance (5 cms d'eau recouvraient en permanence son vieux dallage branlant), coucher au rez-de-chaussée ne pouvait que nous valoir plus sûrement la mort par écrasement ! La tension nerveuse, l'angoisse, ne cessèrent de croître tout au long de ces quelques jours séparant le l6 mai du 22. La nuit du 2l au 22 mai nous sembla étrangement calme, et pour cause: au matin du 22, de source allemande vraisemblablement, on apprit que le fort de Battice s'était rendu à 6 heures, après une nuit de réflexion accordée à son commandant, suite aux événements du 2l... Les Allemands manifestaient leur joie en criant:"Alles kaput, Battice !" Pour sûr, les armes s'étaient tues, mais que s'était-il passé, le 2l mai, pour justifier la capitulation du fort ? Le saura-t-on jamais avec certitude ? La première version (d'ailleurs devenue officielle depuis lors) fut qu'un aviateur allemand particulièrement doué avait envoyé une torpille de l8OO kgs en plein dans le sas d'entrée du Bâtiment I, dévastant tout l'intérieur de celui-ci avec l'appoint des charges de dynamite y entreposées; plus tard, on imputerait la chose à un Flamand vendu à l'ennemi. Quoi qu'il en soit, une vingtaine de soldats belges y avaient laissé la vie, et, à Petit-Rechain, c'était l'affolement, la consternation. Dans l'excitation de leur succès, les Boches étaient constamment en mouvement, en direction et en provenance de Battice. De nombreux civils montèrent aux nouvelles, apparemment sans objections de l'ennemi. Mon père s'y rendit aussi, en compagnie de ma soeur. Quant à moi, j'eus beau pleurer et grogner, on me refusa de pouvoir être du voyage parce que j'étais susceptible "de voir des choses horribles ne convenant pas aux enfants". Le Destin me réservait, hélas, de voir des choses autrement atroces, de loin plus injustes encore: la désintégration progressive de mon enfant par la dystrophie musculaire, sa mort lente, son martyre de quinze années...

Papa et Berthe n'avaient pu s'approcher de la garnison de Battice, captive, mais au moins avaient-ils pu apprendre qu'André était vivant et indemne. Pour ma part, je n'avais quand même pas tout perdu, car, ma curiosité permanente me retenant à l'extérieur, je vis arriver de Battice une grande voiture automobile noire, roulant lentement. Le véhicule vint se ranger à la bordure du trottoir, au carrefour de la rue de Battice et de la rue Bonvoisin; quelqu'un en descendit, s'éloigna vers l'extrémité de cette rue, puis revint presqu'aussitôt accompagné d'une personne de l'endroit, Madame BEBRONNE, qui sanglotait éperdument... D'instinct, je me rapprochai de la voiture dont on avait ouvert une portière arrière afin que la pauvre femme pût voir (ce que j'aperçus moi-même un court instant) : sur le siège arrière de l'auto, un cadavre sanglé dans une couverture était étendu; quelque peu écartée, la couverture découvrit un visage noirci, figé par la mort, celui de Franz BEBRONNE; victime de la tragédie du Bâtiment I du fort, foudroyé à son poste de combat, derrière l'un des canons que l'on peut encore voir aujourd'hui, braqués sur la route Battice-Aubel. Des parents perdaient leur grand fils (frère de mon petit camarade Georges); un ravissant petit garçon tout blond (qui venait à peine d'effectuer ses premiers pas...) perdait son papa, qui serait pour lui toujours une fiction, jamais vraiment un souvenir...

Dans les jours qui suivirent, notre région ayant cessé d'être dans la zone des combats, j'enfourchai mon vélo et me rendis discrètement à Battice. Les routes étaient défoncées par les bombardements. Des balles, des éclats de bombes et d'obus jonchaient le sol par centaines. D'abord sans attirer l'attention de quiconque, je m'approchai des ruines de ce qui avait été la caserne de surface. Ce baraquement incendié à l'aube du lO mai l94O avait naturellement brûlé jusqu'au ras du sol; mais un escalier menait dans ses caves bétonnées, restées intactes. J'y descendis prudemment. Le bourdonnement insolent de quelques grosses mouches m'accueillit. Sur une lourde table en bois, une bouteille de lait ouverte et un morceau de viande. Décu par mon inspection, je remontai et tombai "pile" sur l'entrée du toboggan qui s'ouvrait, en effet, dans la caserne, pour permettre, en cas d'urgence, l'occupation rapide du fort. Avait-il servi, dans cette nuit historique du 9 au lO mai ? Quatre ou cinq cartouches de guerre, que j'empochai aussitôt, gisaient sur sa pente où, après un parcours d'une dizaine de mètres, une énorme porte d'acier empêchait toute progression et...réduisait à néant mes rêves de découvertes et d'aventures. Une nouvelle fois revenu à l'air libre - encore et toujours inondé de soleil - j'observai au loin les coupoles du fort, sur lesquelles quelques soldats allemands, entièrement nus, bronzaient ostensiblement leur peau avant d'aller (je l'espérais), la faire trouer quelque part... Quelques coups de sifflet stridents me ramenèrent alors brutalement aux tristes réalités de l'époque: sans délai, je battis en retraite et roulai allègrement vers Petit-Rechain.-